mardi 19 novembre 2013

LES CAP-HORNIERS








LES CAP-HORNIERS



Tu ne sais pas si tu te réveilles, si tu t’endors, si tu es malade, si tu es en train de mourir ... Tu ignores où tu es. Tu n’as même pas la volonté nécessaire pour te demander où tu es. En fait, tu n’es pas. Un vague brouillard, seul, existe. Ce n’est même pas un brouillard, c’est un entrelacs de tourbillons, de fumées, de liquides, de torons, un écheveau, une pelote de sensations nauséeuses, d’odeurs de mort. On ne démêle pas un tel ensemble. On ne distingue pas entre les mouvements, les ombres, les bruits, les sensations, les écœurements, les odeurs, les frayeurs. De tous côtés, craquements, couinements, sifflements, claquements et une mélasse de voix incompréhensibles, qui gargouillent, qui s’étalent comme de l’huile sale. De temps à autre, une vrille perce les tympans. Douleur dans la nuque, sourde, lancinante. Est-ce bien moi qui râle ? Ouvrir les yeux ! J’ai déjà essayé. Je ne sais ce qui m’environne, mais sombre, cela tourne, tourne à grande vitesse autour de moi. Est-il bien vrai que je tombe, tombe, tombe ? Je n’arrête pas de tomber, tomber, jusqu’à vomir ! J’ai dans la bouche autant d’amertume que si j’avais dévoré hier au soir, toute crue, une morue séchée et salée. Série de cahots : Cabriolet, fiacre lancé au grand galop et les essieux qui cassent d’un seul coup, tous à la fois. Les chevaux se cabrent, hennissent, chambardement, chocs, bruits !





Bon Dieu ! Ce roulis, ce tangage, ce clapot, ces sifflements, ces couinements, ces voix !
Ouvrir les yeux ! Les ouvrir !
Cette ombre, cette odeur de coaltar, cette puanteur de mort ! Ce carré de lumière taillé dans le bois, au-dessus de moi. Ce plancher de bois sous mon dos ! Ce type, qui hurle à la manoeuvre ... Bon Dieu ! Fermer les yeux !



                                 *

Soleil. Grand soleil du moid d’août. Les pieds dans la saumure, nus, qui brûlent. Les mains qui manient le râteau. Le torse nu mais la tiédeur de la ceinture de flanelle. Les pantalons coupés aux genoux. Les oiseaux, mouettes, goélands, alouettes et cormorans. Miroirs éblouissants des marais. Fleur de sel. Tas pointus, pyramides de sel. Cristaux du sel, dont les éclats brûlent les yeux. Poids du sel, que l’on charge à la pelle dans les paniers. Poids des jours. Brûlure des jours. Patience de l’âne qui porte les paniers, patience désespérée. La gabare charge le sel. le voilier attend. Il va partir dès qu’il sera chargé. Envie de départ ...




Et puis, le soir, avec la brûlure des reins, la brûlure du dos, la brûlure des mains, la brûlure des pieds, la brûlure de l’âme, la brûlure de la gorge. Cabaret. Alcool, alcool !Moiteur. Chaleur des hommes, chaleur des voix. Musique ...

-” Je paie encore un verre ! “

Qui parle ? Qui verse, encore et encore ?

-”Raconte, mon gars, raconte. Dis les jours entiers, dès le premier rayon du soleil, les pieds nus dans l’eau, dans la saumure,les mains dans le sel, le dos au soleil ! Dis les commandements du père, les reproches de la mère, les cals de tes deux mains, la sueur au creux de l’aisselle, la sueur au creux de l’aine. Dis les courbatures de tes reins. Dis la Jeannette qui t’a refusé la danse, samedi passé. Dis tes envies. Dis tes désirs ...

-”Allez, bois encore. Tu vas voir, cela va passer !”

À qui as-tu parlé ? Qui était-ce, celui dont la voix murmurait, égale ? Tu crois vraiment qu’il t’écoutait ? Sensation à nulle autre pareille, glisser, glisser, sans heurt, glisser. C’était comme dans tes rêves, comme dans tes rêves de gosse ... À droite, à gauche, il y a d’autres marsouins, semblables à celui qui t’emporte, les mêmes, absolument les mêmes ...



Dos bleus, ventres argentés. Ils chantent, ils rient, ils t’emportent. Nous allons vers le large ! Nous filons sans autre bruit qu’un léger clapot que viennent déchirer des éclats de rire ! Bon Dieu ! Je me suis fait avoir !

j’étais pourtant prévenu :

-”Prends garde : C’est dans le fond le plus sombre des cabarets qu’ls t’attendent. Ils te feront causer. Ils te feront boire. Ils t’endormiront de belles paroles. Ils te feront déverser ton mal de vivre. Tu ne sauras jamais exactement comment tu es arrivé là, mais tu te retrouveras avec une monstrueuse gueule de bois. Trop tard ! On t’a embarqué sur un navire. Il a hissé les voiles depuis des heures et des heures déjà. Tu te réveilles et tu te demandes où tu es. Trop tard ! Les recruteurs avaient besoin de compléter l’équipage ...

-” C’est ainsi que j’en ai pris pour des mois et des mois, des années et des années, moi qui n’avais jamais été marin, moi qui n’avais jamais été que saunier. C’est ainsi que j’ai commencé à compter les vagues, à compter les jours, à compter les nuits, à entendre compter les brasses, compter les nœuds, les milles ... à entendre compter les heures, là-haut sur la dunette, chaque fois que le matelot de quart retournait le sablier.



-” Hé, d’en haut !”

Le bosco m’a appris à grimper dans les vergues, à crocher dans la toile lourde pour ferler les voiles, lorsque le vent devient trop fort. Si tu veux ta portion de lard, ta gamelle de choux salés, si tu veux ton quart de vin rouge et, de temps à autre, après l’effort, ton boujaron de tafia !

-”À ferler le perroquet !”

J’ai ferlé le perroquet. Et mon matelot, celui qui partageait mon hamac, car nous faisions couchette chaude, toutes les huit heures, l’un appartenant à la bordée de tribord, l’autre à la bordée de babord ...Mon matelot est tombé, la nuit venue, de la vergue sur laquelle il était perché. Il pleuvait, la toile était lourde, si lourde ! Il mordait dans la toile, il y plantait ses ongle pour la tirer ... Un grand coup de vent, la toile qui enfle tout à coup, qui se remplit, qui claque ! On dirait un coup de canon ! Un cri, un hurlement, un cri qui monte, s’effile puis se tait. Lorsqu’il se tait, c’est encore pire. Le vent maintenant, et les vagues.
Et toi, tu ne peux pas lâcher ce que tu fais. Il te faut bien continuer : -”O hisse !” Tu tires sur l’écoute, parce qu’il faut bien continuer à tirer !

_” Un homme à la mer !”



Va donc ! tires sur l’écoute, avec ceux de ta bordée. Le navire a pris de la gîte sur babord. Il court sur une route toute droite, éclairée par la pleine lune. Va donc, ton matelot, il est péri en mer ! Qu’aurais-tu voulu que l’on fît, de nuit, en pleine mer, alors qu’on filait dix nœuds par vent arrière !



                                 *

Le père court après la vache égarée dans le pré du voisin. La mère tire tire l’eau du puits et la chaîne grince, la poulie grince et le seau tinte sur la pierre. L’alouette monte droit sur son fil, à la verticale, et chante, chante ! Les chardons sont fleuris sur les bosses des marais, violets. Les hautes moutardes sauvages sont nimbées de jaune d’or. L’eau de mer entre lentement par le ruisson, se chauffe au soleil d’été. Méandre après méandre, l’eau devient plus chaude, plus dense, plus chargée de sel encore. Saumure sur les berges. Fleur de sel. Sel si blanc qu’il en devient rose. L’âne brait. Il attend, les quatre pieds jonts, résigné.





                                  *

Tu ne demandes même plus que jour on est. Tu ne sais pas très bien où tu vas. Certains ont dit qu’on se dirigeait vers les îles, les îles, de l’autre côté de l’Amérique. Avant, on touchera à Rio, en Argentine. Tu ne connais rien de Rio, mais c’est peut-ête bien le Paradis ? Les autres te l’ont dit : Il y a des filles à la peau cuivrée, lisse, des filles et des bars. Des filles douces à ceux qui ont tant besoin d’amour ! A Rio, on trouvera des fruits de toutes sortes, du vin, de l’eau fraîche. Enfin, on se lavera ! La peau est sèche et tout à la fois poisseuse, crevassée, tendue, sale ! Tout pue sur un bateau. Dans le poste d’équipage, pour dormir, il faut avoir vidé son boujaron de tafia, autrement, tu vas rester à rêvasser, le hamac se balançant de gauche à droite, le navire enfournant tout à coup, se cabrant, faisant un tintamarre, une fanfare d’apocalypse ! Gueule de bois, les reins fourbus, plus de peau sur les doigts et tu as les gencives qui saignent, les dents qui se déchaussent. On te fait boire du jus de citron tiré d’un tonneau : C’est tout ce qu’on a pour se protéger du scorbut. Il y a des charançons dans les pois.
Le vent est bon. Le ciel est bleu. La mer estt calme. Tu crois au repos ? - Va donc, là encore !



-”À briquer le pont, la bordée de babord !”

Briquer le pont ! C’est en effet avec une brique que l’on frotte les planches, jusqu’à ce que les fibres du bois blanchissent, après, on passe le faubert, et puis on arrose à grande eau. Tu balances le seau par-dessus bord en te penchant au bastingage. Il faut attraper le coup. Ton seau doit se remplir au premier essai. Tu balances ton bout, le seau attaque la mer dans le courant de l’erre. Lorsque tu ne sais pas faire, les autres se foutent de toi. Tu remontes ton seau vide ou, si tu n’as pas pris garde suffisamment, la mer te l’arrache ...
Quinze sous retenus sur ta paie, à l’arrivée !

-” À grimper dans la hune !”

C’est à toi que le bosco s’adresse. Tu en as fait, des progrès, depuis le jour où tu t’es retrouvé à bord ! Tu grimpes comme un singe, par les échelles et par les haubans. La hune, le nid du corbeau ! Veille ! Gare aux brisants. Et crie, crie de toutes tes forces, crie de tous tes poumons, lorsque tu apercevras la terre.

-”Tu verras, c’est d’abord comme un léger nuage bleuté qui s’étirerait à l‘endroit où la mer rencontre le ciel. Attends un peu, parce qu’il arrive que l’on se trompe. On a tant espéré !



Lorsque tu verras onduler les collines, lorsque le bleu virera lentement au vert, alos tu pourras crier :

-”Terre ! Terre, droit devant !”

Et tout l’équipage va crier après toi, chacun de toute la force de ses poumons, officiers et matelots :

-”Terre ! Terre, droit devant !”

-” Hourra !” Et le Commandant fera distribuer la double.



                                *


Rio ! Rio de Janeiro ! Des hangars gris, des immeubles blancs, des arbres dont on ignore jusqu’au nom. D’autres hommes, qui grouillent sur les quais et s’activent, roulant des barriques, traînant des chariots, portant des paquets, charriant des sacs et des ballots. Des chevaux sont là, tirant des fardiers, des billes de bois. Des wagons roulent sur des voies d’acier. Nous sommes en plein été. Il fait chaud, très chaud !




Les fumées montent droites dans le ciel, l’air est tout vibrant de chaleur. Dans les mâts, les pavillons montent et descendent, l’un pour demander la douane, l’autre le service de santé. À grand bruit, la chaîne file dans l’écubier et l’ancre tombe dans l’eau sale. On mouille dans la rade. Nous n’aurons pas l’autorisation de descendre à terre : Un homme manque à l’appel, il suffit d’examiner le rôle d’équipage. Qui peut prouver qu’il n’est pas mort de la variole ou de la peste ? Quarantaine ! Quarante jours, quarante nuits ... Les autorités nous font mouiller dans l’avant-port. Quarante jours à crever de chaleur ! Quarante nuits à écouter tous les bruits !

-”Quelqu’un rit, par là-bas . Qui appelle ? Entends-tu ces hurlements ? Qui est-ce que l’on égorge ? Musique d’un cabaret sur le quai. Portes qui claquent. Voix ! Voix de femmes. Il y a à Rio des femmes à la peau dorée, lisse et douce. Un chien hurle à la mort. O ! Ces chiens qui traînent sur le port, efflanqués, galeux ... Écoute, c’est un coup de feu !

Le jour, les chalands approchent. Ils naviguent de travers, lourdement chargés.

-”À virer !”




On vire au palan, on charge des sacs, des tonneaux de farine, des tonneaux de lard, des tonneaux de vin, des espars pour remplacer ceux que les vents ont brisés. On hisse des paniers de fruits, que l’on vide dès qu’ils arrivent au niveau des bastingages. On les redescend après y avoir placé des pièces de monnaie.

Des pièces, nous en jetons aussi dans l’eau, par-dessus bord. Des pièces d’un sou, percées en leur centre. Les gamins qui traînent là dans des barcasses plongent. Ils les récupèrent avant qu’elles n’aient plongé dans les profondeurs. Nous applaudissons leurs exploits.

Un canot s’approche à l’aviron. Il y a huit rameurs. À l’avant se tient un officier de santé, tout vétu de blanc. Les marins chantent pour s’encourager à la nage. Le canot repart à la même allure, un quart d’heure plus tard. Les marins chantent encore, plus doucement. Enveloppé dans un sac de toile, ils emportent le corps d’un gabier de misaine, mort dans une rixe la veille au soir, une lame plantée dans le cœur. Jamais on ne saura qui a porté le coup.

-”Ah ! Que cesse l’escale !”






Dormir, briquer le pont, vérifier les voiles, recoudre ... L’aiguille et la paumelle pour réparer la toile. On n’a plus d’ampoules aux mains, même pas de plaies : Les cals forment croûte ! Cet air empuanti dans les cales ! Ces cris, ces disputes, ces bagarres ! Ces désirs et ces envies que l’on ne peut satisfaire ! Soif ! Pourtant, on a de l’eau fraîche , des fruits, de la viande.

Trois d’entre nous se sont laissés glisser le long de la chaîne. Ils ont gagné le quai à la nage. Les policiers les guettaient. On ne les a pas revus !



                               *

Tu sais, le soir, quand il fait beau, on sort de la maison. On a le ventre garni de soupe. On a bu le vin de ses vignes. On s’est lavé à la pompe, le torse nu, à grande eau ...On marche sur le chemin. On gagne les prés, juste en bordure du marais. La forêt de pins, toute proche, s’étire. Elle mêle à l’odeur d’iode du marais l’odeur de térébenthine de son bois.




Les oiseaux pépient quelque part, non loin. La vase des marais, cela ne sent pas mauvais, cela ne fermente pas. C’est gris, et c’est argenté. Les vannes sont fermées. Tout semble dormir. En fait, rien ne dort. L’eau chauffe, retenue dans les rectangles de ce quadrillage dessiné par les diguettes, sans cesse relevées par des générations et des générations de sauniers.On ne s’en rend pas compte, mais les eaux, d’un bassin à l’autre, deviennent plus denses, plus épaisses, changent de couleur et, finalement, le sel flotte à la surface. Il fait croûte.

Deux courlis passent en sifflant longuement, sur deux tons. L’éclusier tourne la manivelle d’une crémaillère qui grince. L’étoile du Berger s’allume, toujours la première. On entend s’entrechoquer les harnais d’un cheval qui rentre à son écurie... Entends-tu au loin, la cloche de l’église ? La nature tout entière n’est qu’attente et prière.




                                 *




Nous attendons le vent. Nous n’attendons plus que le vent. Quitter enfin la torpeur de cette rade ! Le vent devrait être là déjà. Nos voiles s’empliront et nous descendrons le long des côtes argentines, jusqu’au Cap des Onze Mille Vierges et, si nous ne pouvons embouquer le canal de Magellan, nous irons passer le Horn dans les vents hurlants. Les vagues du Horn ! Montagnes de rage et d’écume ! La marmite du Diable bouillonnant ! Les anciens disent les grands albatros à l’oeil mauvais, suivant le navire au ras des flots. Ils disent la peur, l’épuisement, la douleur, le mal aux tripes, la gorge qui se serre, les crampes dans les bras et dans les jambes, le froid, l’angoisse qui redouble lorsqu’il faut grimper dans la mâture. Le vaisseau se couche sur le flanc, les vagues montent plus haut que la corne du grand mât. Ne pas regarder en bas ! Ne jamais regarder en bas, si tu ne veux pas te laisser prendre par le vertige ! Tu sais, dans une saute de vent, le navire se cabre, s’ébroue. On dirait qu’il va se briser. Il saute. Et puis il plonge ! Il plonge dans des creux de plus de dix mètres !
En finira-t-il, de plonger ? Plongera-t-on jusqu’au centre de la terre ? Jusqu’en Enfer ? Et toi, il faut que tu prennes pied sur la vergue, que tu te cramponnes comme tu le peux dans les filières ...

-” À carguer nom de Dieu ! À carguer les huniers,
Grouille ! “




Et tu te bats. Tu te bats avec le Diable. Pourvu que les jurons du Maître d’équipage n’aillent pas nous porter la poisse ! Tu te bats avc les poings, avec les doigts, les ongles et les dents.

-” Croche “ ! La poitrine appuyée sur la filière tendue, saisis la toile. Elle bat, elle glisse, elle s’arrache, elle claque. Cent mille Diables sont dedans. Croche et ramène à toi. Amarre ! Eh ! Mon Dieu, ce navire qui se dresse, ce mât qui s’agite... Tu montes, tu montes ! La vague monte aussi. Montera-t-elle jusqu’à toi ? Oui, elle est montée jusqu’à toi. Elle explose et tu en prends plein la gueule. L’eau ruisselle dans ton cou et dans ton dos. Vas-tu être noyé en haut du mât ? Tout bascule à nouveau, dans l’autre sens. Tout descend, descend, descend. Ne pas regarder en bas ! Tu n’as pas pu t’en empêcher ? - As-tu vu les torrents qui recouvrent le pont ? On ne voit plus rien. On n’entend plus rien ! Trop de rage, trop de colère, trop de bruit, trop de fatigue et le cœur qui te remonte jusqu’à la gorge. Vas-tu lâcher ? Tout près de toi, des hommes ont lâché. Qui était-ce ? - Trois hommes. Ils ont dû crier, mais on ne les entendait pas, dans la tourmente. Ils sont tombés ensemble. Le Diable les a saisis et plongés dans son chaudron.





-” Le Horn, c’est cela, pendant des jours et des jours. On a le vent contraire. On serre au plus près. Les courants sont contraires aussi, ils te ramènent en arrière. Souvent, tu es obligé de mettre en fuite et tu perds en deux heures ce que tu avais gagné en trois jours. Le Horn, peut-être bien que tu ne l’apercevra même pas. La saison s’achève, les tempêtes se font plus rudes et plus fréquentes. Il arrive que l’on passe sans rien voir, sans voir un seul rocher. On passe au large.

Veille aux glaces !

Ces parages ont englouti plus de bateaux que tout autre lieu dans les mers du monde !

-”Allez, garçons, à vérifier les arrimages., dans les cales et dans les batteries. Cela va secouer ! Vous n’avez jamais vu un canon briser ses bragues, rouler en tous sens comme une bête folle, d’un bout à l’autre de la batterie, fauchant les hommes, défonçant la muraille, brisant les pièces ? Nous avons trente pièces de vingt quatre à notre bord. Veillez aux bragues ! C’est à vos vies qu’il vous faut songer ! Dans les cales, veille aux pièce d’eau douce, aux pièces de vin ... Que l’on vérifie tout ! Une futaille folle, c’est le Diable qui roule dans tous les sens et vous défonce la coque !




-”Les cales d’un navire ... Tu ne peux imaginer ce que c’est qu’une cale ! Noir ! On s’éclaire avec une mèche. Au fond, c’est plein d’eau croupie, qui pue la mort ! Là-haut, sur le pont, on pompe, on pompe , on s’épuise à pomper !Mais on n’épuise pas les cales ! Il y a toujours ce liquide qui n’en est pas un, visqueux, noir ! Un bateau, même tout neuf, sortant du chantier, ce n’est jamais étanche ... Dans la cale, tu l’entends couler, l’eau. Elle entre. Tu ne sais pas d’où elle vient.
Les charpentiers qui sont descendus en même temps que toi tapent à coups de mailloches sur les membrures et sur les bordés. Sons clairs ou mats, eux-seuls savent lequel révèle l’avarie qu’il faudra réparer. Tu avances à tâtons. Tu saisis les amarres, tu les suis de tout leur long. Tes doigts sentent si les torons sont fermes ou s’ils se défont. Détacher, rattacher, épisser, nouer, serrer, souquer, couper ... Le couteau, dans ta main, est aiguisé comme un rasoir. Gare au couteau ! Les crépines respirent, gargouillent, crachotent, sifflent, soufflent. Des rats filent entre tes jambes. Ils courent, ils nagent, ils grimpent. L’un d’eux, juché sur le filin que tu tiens, te fixe. Ses yeux sont deux escarboucles mauvaises. Les yeux du Malin ! Les yeux de l’Enfer ! As-tu entendu couiner un rat ? - C’est, c’est ... Je ne saurais pas dire : Cela te prend dans la nuque et cela te court partout. C’est horrible, le couinement d’un rat ! Et des rat, il y en partout dans les cales, sur tous les navires.



Ils remontent le soir, par les écoutilles, entrent par les sabords, Tu les as sur les poutres auxquelles on accroche les hamacs ... Tu les as dans ton hamac ! On en meurt, d’une morsure de rat ! Cela s’infecte, cela ne guérit pas. Le Coq, l’autre jour, devant son fourneau, était obligé de se battre contre les rats qui voulaient entrer dans sa cambuse.

Nous avons appareillé pendant la nuit.

“Hisse et Ho ! Vire au guindeau !”

Bon plein, bon vent, tout dehors. La navire taille sa route. Nous n’avons plus rien à faire. A l’arrière, un bouquet de sternes nous suit, blancs, silencieux. Un bouquet qui se déforme et se reforme. L’un d’eux, de temps à autre, s’écarte, crie, plonge et rejoint, d’un coup d’ailes. Le sillage est clair, il chante. Léger roulis, brise fraîche. Nous laissons sans regrets, loin derrière et du plus vite qu’il nous est possible la cloche d’air chaud et moite, miasmes, torpeur de la baie de Rio. Rio, où nous n’aurons même pas pu prendre terre !

Ah ! Que le vent chasse nos angoisses et que nos poumons se revivifient ! Léger roulis. On prend le rythme.





Le bosco m’a raconté ... C’est lui qui m’a embarqué après m’avoir enivré dans l’estaminet ... Il m’a tout raconté.

C’est ainsi qu’ils font, les recruteurs, lorsqu’il faut remplacr quelqu’un de l’équipage. Notre navire sortait juste des chantiers de Rochefort. Il avait mouillé en rade de l’île d’Aix, attendant les barges pour compléter le chargement : On a trop de tirant d’eau pour descendre la Charente à plein chargement. Deux hommes ont déserté la veille du départ. Il a fallu en trouver deux autres pour les remplacer. J’ai été l’un d’eux ! Comment protester ? Cela ne fait rien, je l’aime bien, le bosco. C’est un brave type, au fond. C’est lui qui a fait de moi un marin...Dur, dur ! Mais sans lui, je n’aurais jamais résisté aux vagues, aux vents, aux ardeurs du soleil. Je n’aurais jamais échappé aux drisses qui coupent, aux écoutes qui fouettent, aux poulies qui cognent. C’est à lui que je dois de savoir tenir la paumelle, l’aiguille, le couteau. Et c’est lui encore qui m’a appris à tailler des clippers dans le bois, à les gréer, à les armer, à les faire entrer dans des bouteilles. C’est lui qui m’a appris à graver à l’aiguille les dents de cachalots.

Dents de cachalots ... Je suis en train d’en graver une, assis sous la dunette. Le temps ne coule pas. Sur tribord, on aperçoit la côte. Collines molles, vastes plaine arides, paraissant bleues à l’horizon.



On dit que c’est la Pampa, où se pressent les moutons, où errent les guanacos hiératiques, où courent ces petites autruches qu’on appelle des nandous. Les gauchos, paraît-il, portent des chapeaux à larges bords. Parfois, de hautes montagnes paraissent en arrière-plan, leurs sommets sont blancs de neige. Plus bas, dit-on, nous passerons au pied des glaciers. Nous naviguerons entre les glaçons et les énormes icebergs.

-”Tu sais, lorsque c’est comme ça, lorsque le navire marche bien, lorsque les voiles sont tendues et l’allure portante, quand la brise chante dans les étais et dans les haubans, alors, tu prends ton accordéon si tu sais en jouer. Tu chantes si tu n’as pas d’instrument. Tu fumes ta pipe. Tu tresses des cordages ou tu fais des nœuds. Tu sculptes du bois ou tu graves l’ivoire d’une dent. Je grave un brick. J’imagine qu’il me ramènera chez moi. Je chante. Je chante cette chanson, toujours la même ... Cette chanson que chantait la Jeannette, le soir, quand nous nous retrouvions sous les tamaris, au bord des marais ...

-”Mets ta main dans l’eau,
Dans l’eau, dans l’eau de la rivière,
Mets ta main dans l’eau,
Dans l’eau du ruisseau ...”




Où est-elle, la Jeannette, ma brunette ? Où est-elle, en quelle compagnie ? Tu sais, lorsque le bateau file ses dix ou douze nœuds, sans tangage et presque sans roulis, lorsque le vent l’appuie bien sur les flots et lorsque le ciel est bleu ... Tu peux regarder derrière. Tu vois le silage blanc qui s’étire, qui s’étire. Tu peux regarder par-dessus bord. Les daurades sautent, puis filent en se couchant sur le côté. Éclairs d’argent, d’acier, d’or. Devant l’étrave, tu vois parfois glisser les dauphins. Ils vont souvent en bandes. Is nous précèdent. On dirait que ce sont eux qui tirent le bateau, restant toujours strictement à la même distance devant la proue. De temps en temps, ils montent à la surface, leurs dos bleus basculent et ils plongent à nouveau. Ils sautent parfois, en vrille!

Si tu penses à ta belle, c’est dans le creux de la grand’voile que tu verras son visage, dans le creux de la voile tendue qui tressaille à peine. Tu regardes bien fixement, longtemps. C’est là que tu la vois paraître. Elle te sourit et elle te dit qu’elle t’attend. M’attendras-tu, Jeannette ? - Eh ! comment m’attendrais-tu, et pourquoi ? Tu ignores où je suis et tu ne sais même pas pourquoi je suis parti. Qui te mène jusqu’aux tamaris, qund il fait beau le soir ?
Bon sang, c’est ton boulot qu’il faut regarder ! Regarde ton aiguille et ton ivoire ! Cela empêche de penser !



Tu sais, on regarde parfois derrière, parfois devant, ou sur le côté ... Mais c’est toujours très proche. Tu penses à ton passé ? - Il est révolu maintenant , irrévocablement ! Tu t’absorbes dans le temps présent, tout entier concentré dans ce que tu traces et ce que tu creuses. Mais l’avenir ! L’avenir ne se prolonge pas au-delà de la grand’voile ! Demain, nous serons devant le Cap des Onze Mille Vierges. Embouquerons-nous le canal ? Le Capitaine préfèrera-t-il passer par le Horn ? Quel temps trouverons-nous demain ? Depuis que nous descendons en latitude, le froid devient plus vif. Il semble qu’il y ait plus de neige, plus de glace sur les collines.

Que nous passions par le canal de Magellan, que nous allions doubler le Horn, c’est l’Enfer qui nous attend. Alors, tu penses ! Personne encore ne songe à ce que nous allons trouver de l’autre côté, dans le Pacifique, en remontant vers le nord le long des côtes du Chili ... 

“Nous irons à Valparaiso ! “

Pour nous, il y a le passage à effectuer. C’est cela l’avenir, et nous ne pensons à rien d’autre qui se trouverait au-delà, à rien qui se situerait après. Passer !
Sentez-vous le vent qui fraîchit ? Voyez : la mer se hérisse de crêtes qui s’agitent en tous sens, secouant l’écume. La lame nous prend par babord, longue, de plus en plus onduleuse et de plus en plus forte.



Les lames viennent de loin. Elles accourent de l’Antarctique. Elles ont passé le Horn.

-”Tout le monde en haut ! À carguer les huniers, les cacatois et les perroquets ! Deux ris dans la grand’voile et dans la misaine !”

Tout le monde est en haut en moins de temps qu’il n’en a fallu pour le dire ! Le sifflet du bosco module ses trilles. Nous conservons les focs.

-”Trente à la barre !”

-” Trente” répète le second.

-”Trente” crie le timonier.

La roue a grincé, ayant fait plusieurs tours.

-"À border !"

Nous sommes au cabestan pour tendre les écoutes. le navire, qui avait ralenti sa course pendant un instant, court sur son erre puis reprend sa marche en avant : droit sur la terre ... Là, vois-tu ? Ce doit être le Cap des Onze Mille Vierges ... Nous allons essayer d’entrer dans le canal. Tant mieux, cela nous évitera les bouillonnements du Horn !



-" Mets la main dans l’eau,
Dans l’eau du ruisseau,
Je te chanterai les amours fragiles
Qui font trois couplets dans les chansons ..."

Quatre noeuds au plus près. Le cap sur le milieu de la baie !

-" Elle souffle ! "

C’est Etchebarne qui a vu la première. Bien sûr, les Basques ! Ils ont toujours chassé la baleine. Non pas une, mais quinze, vingt baleines ! Des bêtes de vingt cinq à trente mètres de long. Tu imagines ! Elles soufflent ! Plusieurs sont accompagnées de leur petit. Rends-toi compte : La mère doit bien peser cent cinquante tonnes ! Les petits, qui viennent de naître, mesurent six mètres et doivent peser déjà plus de cinq à six mille kilos. Certaines passent à toucher le navire, l’accompagnent un instant, puis elles sondent , elles plongent à pic. La dernière chose que tu vois, c’est la queue, horizontale, noire, assez large pour briser une chaloupe d’un seul coup ! C’est quand elles remontent à la surface qu’elles soufflent : un puissant jet de vapeur et d’eau qui monte très haut ! Et puis tout à coup l’une d’elles, énorme masse, saute au-dessus de l’eau, tout entière ! On voit ses nageoires, et même les coquilles collées à sa peau !



Elle saute, puis elle retombe, de tout son long, de tout son poids, dans une gloire de gouttes et de jets d’eau. C’est un spectacle à couper le souffle. Je le disais tout à l’heure, un marin vit dans le présent et, particulièrement, une pareille scène vous prend tout entier. Il n’y a plus pour vous ni passé ni avenir : Elle souffle !

-” Pare à virer. Tout le monde en haut !”

On passe au beau milieu d’un petit grope de glaces à la dérive. Pas des icebergs, mais enfin, il y a des blocs importants, découpés en formes fantômatiques. l’un ressemble à un château médiéval, l’autre à un énorme canard, le troisième semble avoir une tête de cheval sur un corps qui serait celui d’un ours.

-" Oh d’en bas ! Deux icebergs droit devant, juste dans le mitan du chenal !"

-" À virer ! Vire !"

Nous ne savons pas si les baleines sont toujours là. Pas le temps de les regarder ! Les sifflets commandent la manoeuvre. Le Commandant connaît son affaire : Il n’en est pas à son premier passage. C’est un vieux cap-hornier !



Le bateau vire lof pour lof, prend le vent arrière. Mauvaise allure qui fait rouler la coque. Les vagues courent aprè la proue, l’atteignent, y montent, se retirent. L’eau n’a pas le temps de se vider que la suivante vient. Cela s’appelle mettre en fuite. La nuit approche, de toute façon. Il faudra essayer de ne pas se laisser entraîner trop loin avant le lever du jour. C’est seulement lorsqu’on y verra clair qu’on pourra tenter l’entrée dans le canal.

Tu sais, le canal ... Ce n’est pas la même chose que si nous passions par le Horn, mais c’est du sport ! Un sacré sport ! Il y a les passes, qui ne sont pas tellement larges. Il y a les îles, qu’il faut éviter, et on les distingue à peine, plates, tapies à la surface des eaux. Il y a les récifs et les roches. Le Canal de Magellan est jalonné des carcasses des bateaux naufragés. Il y a les glaces à la dérive, il y a les fronts des glaciers, sous lesquels on passe et, parfois, des blocs énormes se détachent , tombent à grand bruit. Au moins cinq glaciers, tous plus anciens les uns que les autres, tous plus monstrueux ! Derrière, les montagnes montent à l’assaut du ciel , recouvertes de neige. Tu navigues au milieu d’un couloir étroit, entre des falaises de plusieurs centaines de mètres de haut. On mouile tous les soirs : Impossible de naviguer de nuit !





De jour, c’est l’horreur : Il faut sans cesse tirer des bords, pour composer avec le vent. Et le vent ... Il est terrible parfois. Il prend le canal en enfilade, il se rue, il hurle ! On ne peut rien dire de plus : il hurle ! Le vent hurle, mais quels hurlements ! À te faire dresser les cheveux sur la tête ! Et le vent, il est froid : des milliers de lames qui te coupent le visage, qui t’arrachent ton ciré et ta vareuse ! Mets de la laine sur ta peau, sans quoi tu vas geler. As-tu entendu parler de cette épave, vers le Cap Froward, qui tournait sur elle-même, qui tournait dans le vent ... Son Capitaine était demeuré à bord. Il était gelé sur la dunette. Il tendait le bras et pointait le doigt en avant. Il a fallu couler l’épave à coups de canon !

Tu louvoies sans cesse, tribord amures puis, dès que l’autre rive approche, tu prends les amures à babord. C’est incessant. Cela oblige tout l’équipage à rester sur le pont et dans les mâts. C’est épuisant !
Trente à quarante jours, pafois,pour passer de l’autre côté ! Un seul point de repos : Punta Arenas, petite agglomération de tôles rouillées. Quelques barques, des pêcheurs de moules et des pêcheurs de crabes, quelques estancias et leurs troupeaux de moutons. Après Punta Arenas, tu rencontres encore plus de rochers, plus de récifs, plus de glaciers. O, la glace bleue qui descend des falaises ! Superbe ! Effrayant !



Et cela craque, cela se fend, cela gronde comme des tonnerres ! O les cascades de glace dévalant les pentes ! Attention, de la glace, tu en trouveras partout en cette saison. Les blocs viendront se frotter sur les flancs du bateau en grinçant. Veille aux glaçons ! Les paysages, si tu as le temps de regarder, sont grandioses. Le sud du continent américain a dû subir une énorme série de cataclysmes. La terre s’est fendue, la roche a éclaté, le isthmes se sont étirés, les blocs se sont dressés, les schistes se sont effeuillés. Les eaux se sont précipitées dans les canaux ... C’est un véritable labyrinthe de canaux, tout en embranchements, en culs-de sacs, en rétrécissements, en élargissements. Les îles sont recouvertes de mousses et de lichens; ce sont de véritables éponges sur lesquelles il est impossible de marcher. Elles s’échancrent de lacs, de mares, de bras-morts. Les arbres bordent les canaux. Ils cherchent la lumière. ils montent très haut. Leurs troncs sont droits et blancs. Le plus souvent, ils sont si serrés que les arbres morts restent debout et pourrissent sur place, dans l’humidité ! En haut des falaises, tu ne vois rien, rien de rien ! C’est une splendeur mais une splendeur de mort. C’est inhumain. Tu ne vois pas un guanaco sur les rochers. Il y a des phoques, ici ou là, mais il est rare qu’on les aperçoive. ils se réfugient dans les îles et les écueils. Tu verras des pingouins sur l’île Marguerite, avant Punta Arenas, des milliers de pingouins en habit de soirée.



Le soir, ils rentrent de leurs lieux de pêche, en file indienne. C’est trop drôle, de les voir grimper la dune, l’un derrière l’autre, en se dandinant. Au-dessus, les stercoraires planent et crient. Ils guettent les terriers sans gardiens, pour y dérober les oeufs. Mais je ne sais pas si tu auras le loisir de regarder les pingouins ... Non loin de l’île Marguerite, tu verras ce qui reste d’un grand clipper. Il n’en reste que la quille et les membrures. peut-être le timonier regardait-il les pingouins au lieu de veiller aux récifs ?

Après le Cap Froward, ce ne sont que des centaines d’îles et d’îlots, des dédales de canaux étroits. Il est probable que tu ne croiseras pas un canot. Le plus terrible, c’est le vent ! Le vent et le courant ! Ils te prennent par le travers. Ils tourbillonnent. Ils te chassent vers la rive. Ils te poussent sur le roc. Ils te tirent dans les impasses. Parfois, ils font tourner le bateau comme une toupie ! Plusieurs tours sur soi-même ! Et toi, tu es en haut, dans la mâture ! Tes doigts sont gelés, et tes oreilles, et ton nez. la neige est partout, épaisse, drue, entrant dans ta bouche, dans tes yeux. Tu t’accroches là où tu peux, comme tu le peux. Le vent secoue le navire, branle le gréement avec l’évidente intention de te précipiter en bas, s’acharne. Tu en pleures de rage parfois et, le soir, quand les ancres sont affourchées, tu es si moulu que tu ne parviens même pas à dormir.



Les matelots, souvent, cherchent le sommeil en jouant aux cartes, en jouant aux dés ... Attention aux dés ! La partie, souvent, se termine à coups de couteaux. Et puis veille, la nuit : une ancre, cela peut bien chasser !

"Je t’aurai aimée
Le temps d’une chansonnette,
Faut bien trois couplets
Pour faire l’amourette ! "



.........." Nous irons à Valparaiso ! "






                                *








Madame, Monsieur,


J’ai la grande tristesse de porter à votre connaissance la disparition de votre fils, Matelot volontaire à bord de la frégate dont j’assume le commandement au nom de Sa Majesté.

Vous trouverez ci-joints, rassemblés par le Commissaire du bord, les papiers et les menus objets que nous avons trouvés dans son coffre. Ses effets ont été, comme il se doit, vendus aux enchères. La vente a produit une somme de quatre francs et vingt quatre centimes. Je vous adresse un mandat de quatre vingt quatre centimes et quatre sous, représentant ce qui revient aux héritiers après déduction des dettes à la cantine du bord.

Monsieur le Ministre de la Marine, vous fera parvenir en sus la somme de vingt sept francs et cinq centimes, représentant les arriérés de solde, qui devront être perçus après avoir recueilli le visa du Bureau des Affaires Maritimes du Quartier dont relève votre résidence.

Veuillez croire, Madame, Monsieur, en l’assurance de nos vifs regrets.


vendredi 15 novembre 2013

LE PLUS LOIN POSSIBLE ...









-      «Inventons quelque part des lieux où l’on oublie ;
Partons, nous sommes seuls, l’univers est à nous. »
( Alfred de Musset : La Nuit de Mai.)






Le Désir



J’ai connu une guerre … J’en ai le cœur au bord des lèvres. Je ne veux pas en parler. Je ne veux pas non plus oublier. Fuir, m’en aller loin, très loin !
J’ai eu le temps de marcher le long des grèves, le long des plages. J’ai senti craquer sous la plante de mes pieds la couche superficielle du sable, sèche, et j’ai senti la caresse plastique, humide, le consentement et la compassion du pays natal.
J’ai eu le temps, la durée d’un été, de connaître la miséricorde du désir, dans le parfum des résines et des varechs, dans la musique des flux et des reflux. Miséricorde, non pas délices … Goût un peu amer, indéfinissable …
Je porte à l’index de la main droite une cicatrice : Souvenir d’une blessure due aux épines d’un oranger, au bord d’une avenue, dans une grande ville marocaine … Orange amère. J’étais enfant, mais la sensation est toujours là, dans ma bouche : On  mord dans le fruit sans le peler … Tout le suc en jaillit. C’est amer, et le zest est plus amer encore. L’amertume demeure. Il faudrait se rincer la bouche.
« El maâ ! l’eau ! » …Un vieux Marocain passe, en burnous sombre à rayures. Il porte en bandoulière  une outre en peau de chèvre. Il tient à la main droite un petit bol de cuivre brillant attaché par une chaînette. De l’autre main, il agite une sonnette.
De l’eau ! Chercher de l’eau ! Fraîcheur de l’eau !
J’ai cherché de l’eau. Je l’ai trouvée tiède à ma gorge, et peut-être un peu saumâtre. J’ai voulu partir. Mais où, partir?




Le Bulletin Officiel offrait des postes sous les tropiques. Sous les tropiques mûrissent des fruits au soleil… Tahiti ? – La Polynésie est à Gauguin. Elle est à Gerbault. Elle est Soleil, elle est mer d’améthystes et de saphirs, elle est fleurs de corail, farandoles de poissons et d’émaux fulgurants ou dolents, elle est fleurs de frangipaniers, elle est atolls de lumière, elle est feuillages étranges … Elle est femme. La Polynésie est fruit … Orange douce ou orange amère ? La Polynésie fait peur … Peur de trop de volupté, peur d’enchantement, de narcose trop  pérenne.
Refuse-t-on sa chaleur au soleil du mois d’août ? – On accepte le soleil, et l’on s’y vautre. J’avais accepté le soleil d’Oléron : Par paresse, par naïveté, j’allais dire par ingénuité, j’avais « laissé aller », laissé « venir les choses » … Je n’avais pas pris : Je m’étais laissé prendre et m’étais à peine étonné de me retrouver marié. Nous avions déjà un bébé : Un solide garçon doté d’un bel appétit de vivre. Un second bébé allait naître.
La Polynésie – Je ne la sollicite pas. Des postes sont à pourvoir aux « Nouvelles-Hébrides ». Où donc peuvent bien se trouver les « Nouvelles-Hébrides » ? – J’ignore, même où se trouvent les Hébrides qui ne sont pas « nouvelles » ! Je consulte une encyclopédie, puis le grand atlas « colonial » de la bibliothèque : Dès le premier abord, je tombe sur une pleine page qui présente « un cannibale » ! – Corps nu, tout juste orné de quelques feuilles cache-sexe, haute stature, vaste poitrine, chevelure abondante et crépue, à la main un terrible casse-tête !
Creusez un trou dans votre jardin, à la verticale, creusez profond, très profond : Si vous persévérez, vous avez toutes chances que votre trou débouche dans l’autre hémisphère, de l’autre côté de la terre. Vous avez des chances de ressortir quelque part, pas très loin des Nouvelles-Hébrides !
Va pour les « Nouvelles-Hébrides » - Je demande le poste et ma femme en fait autant.
Les cannibales ? – Bah ! On verra bien ! De nos jours, il n’y a plus de cannibales ! … Et pourtant, les relations de voyages et les croquis parlent de choses encore récentes : l’approche européenne de ces îles ne remonte véritablement qu’à la seconde partie du dix-neuvième siècle ! Mon arrière-grand-père, qui s’appelait Ludovic et qui était Médecin en Chef de la Marine a navigué dans ces océans et sans aucun doute connu ces « cannibales » !
Les Nouvelles Hébrides, c’est un archipel. Il rassemble de nombreuses îles, presque toutes volcaniques. Il y a encore de nombreux volcans en activité. Des cyclones les ravagent périodiquement ; ils sont fréquents. Les îles s’organisent sur la carte et sur le globe terrestre selon les formes d’un Y. Elles sont situées au nord-est de l’Australie, un peu au sud de la Papouasie et s’orientent en direction de la Nouvelle-Calédonie … La Nouvelle-Calédonie ? – C’est là que l’on envoyait les bagnards jusqu’à une date encore récente. On dit, et on le vérifiera bientôt, que c’est dans ces parages que disparurent les vaisseaux de Monsieur de La Pérouse et que disparurent leurs équipages … Bah ! On verra ! – « Tu n’es pas mort aujourd’hui, m’avait dit mon sous-officier algérien un jour de drame … Maintenant tu ne « mourres » plus ! »
Oui, mais ta femme ? – Et tes enfants ! - On verra, on verra ! – Tout, plutôt que le souvenir ! – Et ma femme, elle, accepte. Et puis … Pour l’instant, il ne s’agit que de remplir un formulaire de demande de poste : On n’obtiendra rien, peut-être … Et puis, si on les obtient, ces postes …
Laisse aller, Michel … Laisse aller !

                          Toile de Gérard Stricher

Et puis un jour : Boum ! Le facteur dépose à midi une lettre à en-tête : Nous sommes affectés à Tanna, aux Nouvelles-Hébrides ! Nous sommes priés de répondre par retour du courrier pour confirmer notre acceptation : « Remplir le formulaire ci-joint et le retourner au bureau compétent, à l’adresse du Ministère des Départements et Territoires d’outre-mer, 27, rue Oudinot, Paris VII ème. » Je crois bien que la désignation du Ministère était écrite en lettres majuscules !

Ai-je dit que lorsque nous fîmes cette démarche, nous étions, mon épouse et moi-même, instituteurs à l’école de garçons du « Trait d’Union », à Saint Georges d’Oléron ? Depuis deux ans, j’étais libéré des obligations du service militaire. Je serai directeur de l’école d’Isangel, sur l’île de Tanna, aux Nouvelles Hébrides !




SURPRISE
Isangel ! … Lorsque vous tapez ce nom dans Google … Vous pouvez aussi bien taper Tanna … Essayez … J’ai eu l’autre jour l’une des plus grosses surprises de ma vie ! Moi, j’ai souvenir d’une colline, pas très loin de la mer, pas très loin du mouillage de Lénakel : Il y avait là les bâtiments de mon école, bâtiments en béton sans beaucoup de charme, auxquels avait été ajoutée une maison pas trop vilaine qui avait abrité ma famille pendant les deux dernières années de notre séjour. Un énorme banian tentaculaire, une vaste pelouse, quelques cases en roseaux pour abriter le personnel d’encadrement de l’internat, quelques bananiers, un jardin potager que j’avais fait clôturer (et sous ces climats-là, vous pouvez planter des poteaux de bois de vingt centimètres de diamètre, ils prennent racines comme vulgaires boutures de géraniums !…) À peu de distance, proches l’une de l’autre, les maisons de bois, du plus pur style colonial, du représentant de la République Française et du représentant de Sa Majesté Britannique … Devant chacune d’elles, pelouses à l’Anglaise, des potagers, des poulaillers. C’est tout.
Alors figurez-vous mon étonnement lorsque Google m’informe de l’existence d’une certaine Princesse Sylvianne d’Isangel, épouse du Roi en exil de Tanna, Claude Ier. Une photographie me les présente, en compagnie du Prince Héritier, en grand habit d’apparat orné de moult décorations, grands cordons, plaques, colliers, étoiles et autres distinctions honorifiques. Ils sont européens. Ils sont à Monaco et ils président un gala de bienfaisance. De grands dignitaires de toutes nationalités les accompagnent. Je clique à nouveau dans Google, on me présente la liste, longue comme le bras et même davantage, des titres du Prince de Tanna et de la Princesse d’Isangel, laquelle est en outre, on vous le glisse dans les marges, une artiste renommée ! Cliquez dans Google, vous ne serez pas déçus ! J’y reviendrai…
Ce sont des gens qui ont surgi du néant au cours d’évènements postérieurs à mon séjour à Tanna. J’y suis resté trois ans, de 1962 à 1965. Nous y avons eu un troisième enfant et ce fut pour moi un séjour enthousiasmant : Ma période « Far Ouest », dis-je souvent !
L’inspection académique de La Rochelle, de laquelle je relève dans mon poste d’instituteur en Oléron, ne s’est pas pressée de me désigner un successeur. Sans doute, puisque je crois devoir assurer le service public en restant à ma place, bien que déjà pris en charge par le Ministère des Départements et Territoires d’outre-mer, sans doute ne voit-on pas pourquoi on se préoccuperait … J’assurerai mon service pendant plus de deux mois dans ces conditions-là … Mais l’Inspection Académique n’oubliera pas de me réclamer un « trop-perçu » correspondant à plus de deux mois de salaire sous le prétexte que j’ai perçu, pour la même période, des émoluments provenant d’un autre ministère … Je reverserai le « trop-perçu » …




             
LE DÉPART et LES ESCALES 

Quand je me déciderai à abandonner ma classe, on ne traînera pas à désigner mon successeur : Les syndicats étaient intervenus !
Me voilà parti ! Mon épouse, qui attend son second bébé me rejoindra dès son accouchement. Nous sommes en décembre, je passe à paris. Je prends mon billet rue Oudinot, je monte dans l’avion, un D.C. 10, si mes souvenirs sont bons. Direction : Montréal …
Eh bien non, justement, pas direction Montréal : Les personnels au sol ont oublié d’enlever la passerelle pendant que l’on remplissait les réservoirs de kérosène … Sous le poids du carburant, l’avion s’affaisse un peu, la passerelle accroche la porte de la carlingue et l’arrache : Vol annulé, pas de Montréal !
C’est beau tout ça, mais moi, qu’est-ce que je deviens ? Je ne vais tout de même pas retourner en Oléron pour attendre les instructions et emprunter un autre vol. Je me précipite au guichet de la compagnie … Il s’agit de la compagnie U.T.A., je m’en souviens bien. Derrière la vitre de ce guichet … Un camarade de régiment !
-       « Cours vite, me dit-il, je donne des instructions pour que l’on t’attende : le vol de New York est prêt à décoller ! » Je cours … Couloirs, couloirs, baies vitrées et cependant éclairages au néon, lumière d’aquarium … Nous sommes à Orly. Tout essoufflé, je franchis la passerelle, une hôtesse referme la porte derrière moi. Je suis assis au fond d’un fauteuil, la ceinture est bouclée, les haut-parleurs diffusent des instructions que je ne comprends pas. L’appareil roule lentement, prend la piste … « New York ! Mais qu’est-ce que je vais faire à New York, moi ? »
Laisse aller, Michel … Laisse aller !
L’hôtesse ne parle pas Français. Sur un écran passent les images d’un film dont les acteurs parlent en Anglais. Où est-il, mon Anglais de classe de première ?
Laisse aller, Michel … Laisse aller !
À New York, je serai conduit tout au long des couloirs, et Dieu sait s’ils sont longs ! Je n’ai rien vu de la ville, ni même de l’aéroport : décor surréaliste, aseptisé, feutré. Acier inoxydable, escalators silencieux, tapis roulants. On me met dans un autre avion qui décolle en direction de San Francisco.
Mais qu’est ce que je vais faire, moi,  à San Francisco ?
Laisse aller, Michel, laisse aller … Du moins je pourrai m’allonger sur les sièges : Il y a très peu de passagers. Dormir !





Je n’ai rien vu de San Francisco. J’ai aperçu la mer peut-être, à travers le hublot ? – Non, je n’ai pas aperçu la mer : Il faisait nuit, j’ai vu scintiller des lumières colorées, comme autant d’étoiles dans une galaxie. On devinait des automobiles, à leurs phares se déplaçant sur les avenues. De San Francisco, on me met dans un avion qui part vers Hawaï.
Mais qu’est-ce que je vais faire à Hawaï ?
Laisse aller …
Hawaî … Longues plages, hautes lames brisant et roulant … Danses, ukulélés, femmes souriantes et hâlées, pays femme …
Accueil tout de chansons et de musique. Ukulélés inévitables, jupes de fibres végétales et fleurs d’hibiscus. Les filles roulent des hanches et tressaute leur nombril. – « Un collier de fleurs autour de votre cou - sourire charmeur … deuxième collier, troisième … Troisième sourire - C’est cinq dollars le collier » Je rends les fleurs et je passe les colliers autour du cou de celles qui me les a offerts. Je lui fais un beau sourire !
Je n’ai rien vu d’Hawaï : Il faisait un orage épouvantable, une pluie drue, serrée, comme un rideau devant les vitres de l’aéroport. « La ville est dans cette direction … De l’autre côté, c’est Waïkiki-Beach ! » Coups de canons, coups de tonnerre, éclairs de fin du monde et de Jugement Dernier ! Je suis resté pendant trois heures tassé sur un banc de bois. Les haut-parleurs baragouinaient je ne sais quoi : La speakerine devait avoir un chewing-gum entre les dents ! Pendant ce temps-là, les agents spécialisés passaient nos bagages à l’étuve, c’est tout ce que j’avais compris : Il s’agissait de la lutte contre l’insecte dévastateur que l’on appelle « le rhinocéros du cocotier » ! J’avais compris cela dès avant l’atterrissage, lorsque l’équipage avait diffusé dans la cabine, par les buses des aérateurs, un insecticide parfumé à la violette !
Au bout de trois heures, on me met dans un avion en partance pour Tahiti. Après le décollage, j’ai juste le temps, Ô ! … Une seconde, d’apercevoir le site terrifiant de Pearl Harbour.
Tahiti ! … Nouvelles images de danseurs et de danseuses, de plages, de cocotiers, de coraux et de poissons … De toute façon, Tahiti, je devais y passer. Nous y resterons deux jours, nous a-t-on annoncé, pour attendre la liaison avec l’avion de Nouméa.
Laisse aller, Michel … Laisse aller !
Aéroport de Tahiti-Faaa : Inévitables danseuses, lourdes tresses ou cheveux lissés, huilés, tombant jusqu’au creux des reins – Elles doivent avoir les hanches montées sur roulements à billes ! Jupes de fibres végétales, soutiens-gorge en demi coques de noix de coco, fleurs d’hibiscus, collier de fleurs de frangipaniers, inévitables ukulélés … Ce gros, là, assis sur une chaise, grattant sa guitare et chantant à tue-tête, il paraît que c’est le fils de Paul Gauguin. Il est rémunéré par l’Office du Tourisme. Il interrompt son chant, de temps à autre, pour avaler une longue goulée de bière.

Sur une vaste place, près du palais des Pomare, location d’une voiture : Tour de l’île. Il faut compter un peu plus d’une demi-journée, pas plus. Route côtière, au pied des montagnes, roches noires, cascades, grottes, végétation exubérante, cases colorées, toits de tôles ondulées, vives ou rouillées, micro éventaires aux bas-côtés : Des fruits y sont en vente libre : mangues, ananas, bananes et oranges. Crêtes hautes, déchiquetées, rivières que l’on traverse à gué, lavandières dans le lit du courant, foulant le linge sur le roc, dansant sur leurs deux pieds et babillant. Paréos bariolés aux fenêtres et aux portes, tables remplies de coquillages et de bouquets de corail, fleurs, fleurs partout, et feuillages épiphytes : fougères et philodendrons … Plages de sables noirs, scintillants à force d’être noirs. Palmes, superbes fûts des arbres à pain, des tulipiers, et frondaisons luxueuses des flamboyants … Connaissez-vous la fleur de l’hibiscus pendeloque ? - Merveille de légèreté, dentelle de couleur !
Pourtant on longe un village de lépreux, et l’on rencontre souvent des hommes et des femmes affligés d’une maladie étrange : Filariose ou autrement dit, « éléphantiasis » … Ce dernier mot évoque quelque chose pour vous ? – Un pied, une jambe, les deux parfois, ou parfois un bras … ou même des parties plus intimes … Énormes, éléphantesques ! Pauvres gens ! … Les femmes portent des robes longues, descendant jusqu’à leurs chevilles, celles qui sont atteintes de ce mal cachent mal leur difformité. Elles restent dignes.
Le « Trou du Souffleur » : La lame s’engouffre dans la grotte, sous le récif … Il doit y avoir là une poche d’air que la vague comprime … Énorme jet d’eau de mer jaillissant d’un évent, vertical, comme un geyser. Souffle régulier, calme aujourd’hui.
Retour à l’hôtel : Paillotes sur la plage : L’une des rares plages de sable blanc, éblouissant … Des lames profondes mais calmes roulent au récif : L’Océan respire ici. Le lagon se pare de tous ses bijoux, de toutes ses couleurs. Sur le sable, débris de branches de corail mort, blancs : Une grande émotion !
Sur notre route, passage à Suva, dans l’archipel des Fidji … Au bord de la piste, on aperçoit des militaires en chemisette et jupe kaki. Vous avez dit des jupes ? Oui, des jupes, des jupes de gabardine, lisses, comme pour les cipayes, dans l’ancien empire des Indes ! Il y a beaucoup d’Hindous aux Fidji.
Courte escale, on repart en direction de Nouméa : Des Fidji, je n’en saurai pas plus, sinon que, là aussi, il y a des cocotiers !







Nouméa, ou plutôt aéroport de la Tontouta : Quarante cinq kilomètres de Nouméa … Quarante-cinq kilomètres de plateaux désolés et désolants : La plaine à niaoulis : Buissons rabougris, fantômes et squelettes de grands arbres brûlés, étendant leurs os au soleil … Le feu est passé partout. Au loin, collines éventrées, écorchées, aux flancs sanglants de minerais de nickel. De l’autre côté de la route, massifs impressionnants ? Panneau indicateur : Le Mont d’Or, Yaté … Un autre panneau, tout près d’une rivière caillouteuse : « Pétroglyphes ».
La ville : Une grande place, cathédrale, tôles, tôles peintes en rouge pour la plupart, tôles rouillées, nombreuses. Cocotiers, flamboyants … La vitrine d’un atelier de photographie : Danses de Canaques, casse-têtes, fibres végétales, terribles danses … À l’écart de la ville, superbe plage de sable blanc, vaste lagon, vaste comme une mer … des cocotiers et, au loin se devine l’ourlet des vagues sur le récif. Ilots … et l’îlot Nou … Souvenir des bagnards …


Le lendemain, retour à la Tontouta, par la même route désolée. L’aéroport est rudimentaire. L’avion que nous prenons est, je crois, un vieux D.C.4. Il nous conduira à Port-Vila … L’Océan, l’Océan encore, l’Océan toujours et de longs cingles blancs sur une étendue bleue. Une large flaque couleur de souffre pourtant, comme une vaste ecchymose, bornée de cernes tirant sur le rouge et le violet : L’emplacement d’un volcan sous-marin … Il est entré en éruption ces jours-ci. Une île apparaîtra-t-elle ici ?
Une île ? – En voici une, que cadre le hublot : Il doit s’agit de Futuna …On approche des Hébrides : Cône parfait, aux pentes raides, montagne jaillie de l’eau avec, à son pied, juste un banc de corail plat.

LES NOUVELLES-HÉBRIDES
Mais où diable peuvent donc bien se trouver les Hébrides, quand elles ne sont pas « Nouvelles » ? – Il s’agit d’un chapelet d’îles situées au Nord-Ouest de l’Écosse, îles rudes ! Quand on sait que les premiers colonisateurs des « Nouvelles-Hébrides » étaient des presbytériens écossais …
L’avion s’incline sur l’aile droite, descend, s’engage dans l’axe de la baie. La baie de Port-Vila, l’une des plus belles baies du monde! La ville apparaît, petite, bâtie en éventail à flanc de colline : Une avenue longe le littoral, une autre monte vers les sommets. Maisons de bois, pour la plupart, toits de tôles, tout alentour, cocoteraies … Mais qui a répandu dans toute la zone ces troncs déracinés, couchés ? – Il semble, vu de haut, qu’un géant ait répandu des allumettes … Une maison, a perdu ses murs et son toit, plusieurs maison peut-être ... Tout cela est le résultat du passage d’un récent cyclone … Impressionnant !
Mais l’appareil poursuit son vol, décrit une large courbe : Nous avons aperçu la piste, gazonnée, étroite, très courte et qui n’est au demeurant qu’une modeste percée entre les arbres… Souhaitons que le pilote ait la vue claire et la visée exacte ! Nous décrivons un cercle, puis deux, puis trois : Il s’agit d’effrayer les vaches qui broutaient là, nous l’apprendrons plus tard.
Bien posé ! Félicitations à l’équipage ! Deux ou trois rebonds, mais … Bah !
L’aéroport de Bauerfield est juste une petite baraque de tôle, à peine plus grande qu’une guérite, de guingois … Quelques voitures attendent à proximité, grosses voitures tous-terrains. On m’y attend. Direction Port-Vila, tout à côté. Lorsqu’on découvre la ville, on découvre en même temps l’océan.


C’est vrai, la baie est magnifique, vaste, bien abritée, enserrée de forêts et de cocoteraies … Et les couleurs ! dans cet écrin, un îlot, peu éloigné de la grande île : Sur cet îlot coupé du reste de la ville, un bâtiment : La résidence Britannique … Ce ne pouvait être que cela ! – La splendide Albion ! On y va en bateau : Nul ne parle encore du tunnel sous la Manche !
Tout en haut de la colline, c’est là qu’il faut chercher la résidence de France, bâtiments blancs en béton. De là, la vue est superbe sur la baie ! Les maisons de commerce, pour la plupart logées dans de vieux bâtiments en bois, sont alignées tout en bas, le long de la côte : Ballande, Pentecoste, Burns-Phillip … Des magasins tenus par des Chinois sont semés par ci-par là : Immeubles de bois encore, avec des allures de Far-West … On y vend de tout : Casseroles, riz, appareils électro-ménagers, beurre, conserves de «corned-beef", petits pois, tissus … Que sais-je encore ? On y stocke le coprah, séché et fumé, en attente d’embarquement. Il y a deux gros cargos dans la baie : L’un pour charger le coprah, l’autre pour, aujourd’hui, charger des hommes et des femmes : On rapatrie les Vietnamiens. Leurs parents et leurs grands parents étaient venus aux Nouvelles-Hébrides pour travailler dans les cocoteraies – Leur rapatriement a été interrompu par la guerre mondiale. Aujourd’hui, la France embarque les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes – Fermez les yeux, « On n’a rien vu » Des commissaires politiques sont venus les chercher ... Il n’est pas question qu’ils y échappent. Nous avons rencontré une jeune institutrice qui ne voulait pas « rentrer » au Vietnam … Elle s’est enfuie dans la brousse peu après notre rencontre pour ne pas céder – Il m’a été dit qu’elle avait réussi son coup : Elle n’est réapparue que deux jours après le départ du bateau – Mais il m’a été également raconté, et je ne suis pas très fier de cela, que les autorités françaises avaient refusé de lui rendre son poste d’enseignement.
Politique, quand tu nous tiens ! – Il est des raisons qui ne relèvent pas de la Raison ! Il n’y a pratiquement plus de Vietnamiens aux Nouvelles-Hébrides – Ni en Nouvelle-Calédonie d’ailleurs, où le « rapatriement » s’est fait au même moment et dans les mêmes conditions.
Politique, quand tu nous tiens ! Il n’est pas d’organisation coloniale plus stupide que celle des Nouvelles-Hébrides, j’en suis certain ! Il s’agissait d‘un « condominium », je n’en connais pas d’autres exemples, ni dans l’histoire, ni dans l’espace terrestre.

                Gouache de Michel Savatier


L’Angleterre ni la France ne se résolvant pas à laisser la place, Les deux nations avaient tout simplement décidé de régner ensemble : Il y avait une administration française, une administration anglaise, chacune surveillant l’autre, la neutralisant, parfois la morigénant. Ce genre de « gouvernement » se répercutait dans les différents groupes d’îles où résidaient un représentant de chaque nation de tutelle. Pour simplifier encore les choses, on avait créé une assemblée condominiale au sein de laquelle étaient représentés les Français, les Britanniques et les indigènes : Chaque partie épiant les deux autres.
Le tribunal, lui, était présidé, par souci de neutralité … Par un juge espagnol, nommé par le Roi d’Espagne ! Ajoutez à cela les pasteurs et les prêtres, les chefs coutumiers et les écoles, publiques ou confessionnelles, ajoutez encore les commerçants et les traders, les recruteurs de main d’œuvre et les illuminés … Vous avez découvert la potion magique, chacun s’ingéniant à neutraliser les intérêts des autres !
Oh ! Ce n’était pas que l’une quelconque des deux nations tutélaires ait vraiment envie de prendre possession de ces îles perdues entre la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Calédonie, mais les Australiens et les Néo-zélandais tenaient à l’évangélisation du pacifique et d’autre part les néo-calédoniens auraient bien voulu, purement et simplement, une annexion de ce réservoir de main d’œuvre.
Et le temps s’écoulait, les partenaires se regardant en chiens de faïence … Les Britanniques, sur les pistes, roulaient à gauche. Les Français roulaient à droite. Quand ils se croisaient, il fallait bien que l’un d’entre eux laissât la place à l’autre … Eh bien pas toujours ! J’ai entendu raconter qu’il arriva que les deux conducteurs lâchassent leurs volants plutôt que de laisser la place à l’autre !
-« Saloperie, criait le gérant du magasin Pentecoste, en poursuivant sa compagne canaque dans la rue de Port-Vila. Saloperie, ton père, il a bouffé le mien ! » Il faisait ainsi allusion aux antécédents cannibales des habitants des îles. La scène ne manquait pas de piquant : Figurez-vous un vieux bonhomme à barbe hirsute, poursuivant une femme en « robe mission », c’est-à-dire en robe d’une longueur et d’une amplitude telles que l’on ne distinguait plus ses formes.
Juste au bord de la mer, au plus creux de la baie, l’hôtel Rossi : Terrasse qui surplombe la mer – Un pêcheur lance son épervier et recueille des sardines : Les gestes sont bibliques !... Une table, trois chaises, un verre, presque vide – Un homme, de dos – Je ne sais pourquoi son aspect me dit quelque chose :
« Mais ne serait-ce pas ? » – Oui, c’est bien lui … C’est Paul !
Paul, médecin militaire, que j’avais quitté à Rochefort sur mer, il y a des années, et que je retrouve là, de l’autre côté du monde. Il lit le journal et boit tranquillement une bière en cherchant de l’ombre.
« Sacré Paul, va ! »
Le lendemain, nous emprunterons une deux-chevaux à la Résidence de France. Nous ferons une quinzaine de kilomètres sur une route étroite, coincées entre des talus à vif et les troncs de cocotiers. Partout où il n’y a pas de cocotiers, la forêt s’étend, drue, quasiment vierge. J’ai lu que le squelette d’un soldat américain avait été trouvé récemment : Il s’était perdu, dans les années quarante, et n’avait pas retrouvé son chemin : Bigre ! Je ne suis pas étonné ! Paul et moi, nous connaîtrons un autre genre d’aventures : Nous étions, lui et moi, assez corpulents et la deux-chevaux était trop vieille et trop rouillée … Tout à coup, dans la grimpée d’une côte raide … Notre siège s’effondre et nous voilà chacun le nez sous le tableau de bord. Paul, qui conduisait, réussit à garder le contrôle de la direction ! Souvenirs, souvenirs ! Notre course s’est arrêtée au pied d’une superbe cascade au pied de laquelle nous nous sommes baignés.


     Gouache de Michel Savatier, d’après Gauguin et Ravelo


Mais il me revient aussi qu’un de mes lointains cousins, originaire comme moi de l’île d’Oléron, commanda un détachement franco-britannique, vers la fin du dix-neuvième siècle. Il se battit, dans cette île de Vaté, en pleine forêt, contre les « sauvages » et fit preuve d’un courage extraordinaire. Il s’appelait Paul, lui aussi, Paul Coustolle.

On a beau aller au bout du monde, on retrouve, la plupart du temps, les traces laissées par des proches que l’on n’attendait pas en cet endroit ! Une découverte ultérieure peu ordinaire le confirmera : À Port-Vila, on conserve le souvenir d’un pharmacien hurluberlu qui avait, au début du vingtième siècle, vendu son officine, située … à Saint-Georges d’Oléron, pour aller s’installer à l’autre bout du monde. Il pensait sans aucun doute pouvoir vivre là, de sa pratique … Malheureusement pour lui, il s’était mal renseigné, ou ne s’était pas renseigné du tout : Les actes médicaux et pharmaceutiques étaient réservés à l’hôpital, tenu par des médecins et des pharmaciens militaires ! Pas de pratique, pas de clients ! On se souvient qu’il demeura quelque temps à Port-Vila, vivant de la charité de ses concitoyens. Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu par la suite : Sans doute a-t-il gagné la Nouvelle-Calédonie ou … Regagné la France ! On se souvient, dans la plupart des archipels polynésiens ou mélanésiens de quelques illuminés qui avaient tout quitté pour vivre « à l’état de nature ». Peu s’en sont sortis dignement. Je songe parfois, quand je me rends au bureau de tabac de mon village oléronais, à ce pharmacien : Son officine s’ouvrait dans ce même bâtiment, sur la place de l’église …


                                        *

La résidence de France m’avait hébergé pendant deux ou trois jours à la « case de passage ». Souvenirs de mon patron, l’inspecteur Martin : En chaussettes, monté sur mon lit pour accrocher une moustiquaire. Les fonctionnaires en poste appartenaient visiblement, à peu près tous, à la même équipe, issue des cadres de la France Libre, et plus exactement du Cameroun ou du Gabon : Monsieur Maurice Delaunay était Commissaire-Résident de France, Monsieur Langlois était Chancelier de la Résidence. Ils avaient tous deux de très belles femmes et ils savaient recevoir ! Ah ! Le corps diplomatique français !
Je n’ai rien à dire de la résidence britannique : Elle siégeait sur son îlot et, du côté de la « grande terre », face au ponton sur lequel on embarquait « pour l’Angleterre » (ou l’Australie, c’est selon !) se dressaient les bâtiments du « Club » britannique, entourés d »’une pelouse digne de Wimbledon ou du campus d’Oxford ! C’est à peu près tout ce que j’en connais, sinon que l’Union Jack flottait sur l’îlot.

           Cliché Michel Savatier


Les formalités accomplies, départ vers Tanna, l’île à laquelle je suis affecté comme directeur d’école. Ni l’Inspecteur, ni les administrateurs ne m’ont « briffé » en quelque façon… J’ai rencontré le Directeur de l’école de Port-Vila, mais nous avons parlé d’autre chose : Insouciance, quand tu nous tiens ! Je n’ai pourtant que trente ans, je n’ai guère exercé mon métier d’enseignant et je viens juste d’être titularisé dans les cadres de l’Éducation Nationale : Trois ans de suppléances avant mon service militaire, deux années de service à saint Georges d’Oléron !

Quand bien même j’aurais reçu une solide formation professionnelle, la pratique dans des îles du bout du monde, c’est tout de même autre chose ! – Il faut s’attendre à quoi ? Belle insouciance : je n’y songe guère ! Apparemment, les autres, autour de moi, ne s’en soucient pas plus ! On aurait pu, au moins, me parler des populations auxquelles j’allais avoir à faire. Mais non, rien … Ah ! J’aurai peut-être la chance, au moins, de recueillir des informations à mon arrivée à Tanna, puisque j’y rencontrerai mes prédécesseurs, pas encore partis vers la France.
Nous décollons du terrain de Bauerfield, après qu’on en eut chassé les animaux errants. L’appareil est un De Havilland pouvant emmener une dizaine de passagers. Le pilote, Burton, est un ancien pilote d’essais de la Royal Air Force. Il n’y a pas très longtemps qu’il a créé la ligne : Naguère encore, les gens de Tanna ne recevaient leur courrier que toutes les deux à trois semaines, grâce aux goélettes venant charger le coprah. Nous ferons escale à Erromango.



                      Gouache de Michel Savatier



ERROMANGO


Erromango ! J’ai lu le livre de Pierre Benoît ayant ce nom pour titre. Il ne me souvient plus très bien … Je crois qu’il racontait l’histoire d’un colon qui s’était installé dans cette île couverte de forêts primitives. Il avait tenté l’élevage des bovins, mais la nature hostile, le climat humide, chaud et pluvieux, l’hostilité des indigènes, la menace des « esprits » et la malédiction pesant trop fort, il avait dû se résigner à baisser les bras et à partir. On disait que le bétail s’était multiplié après son départ. On chassait le bœuf à Erromango, maintenant. Pierre Benoît avait évoqué les arbres gigantesques et serrés, les lianes recouvrant les frondaisons, les petits perroquets, que l’on appelait des loris, les chauves-souris énormes venant, la nuit, grignoter les mangues et les papayes dans les plantations. Il avait dit les sons étranges de la mer, l’énorme souffle du vent des cyclones, les pluies diluviennes qui durent des saisons entières, les secousses des tremblements de terre. Il avait dit les ombres à formes humaines, disparaissant sous les feuillages. Il avait dit la force des mythes et des légendes … savait-on s’il s’agissait bien de légendes ?
La piste d’aviation était encore beaucoup, beaucoup plus étroite que celle de Bauerfield : Elle était taillée dans une plantation de cocotiers. On aurait dit que le bout des ailes allait frôler les troncs …Et c’était tout juste si l’avion avait assez de place pour se faufiler. Burton prenait la piste de très court, parce qu’elle se terminait au bord d’une falaise. Atterrissage acrobatique ! Champion ! Burton est un champion ! J’ai tremblé lorsque, prenant la piste, l’avion a décapité un papayer !



Papayer portant fruits

Échanges assez mystérieux avec deux Mélanésiens à demi nus : trois paniers changent de mains et s’affalent dans la soute - Des paniers de palmes tressées et remplis de langoustes ! Burton s’est assuré la collaboration des pêcheurs d’Erromango et se fait ainsi une exclusivité du commerce de la langouste à Port-Vila. Savez-vous comment on pêche la langouste ? De nuit, et particulièrement par les nuits très noires, les insulaires vont sur le récif avec une lampe à gaz de pétrole, un « morigaz », dit-on … Les langoustes, il n’y a qu’à les ramasser sur les rochers ! 
Outre les langoustes, et beaucoup plus appréciées encore, on ramasse des « popinées », c’est à dire des cigales de mer. Elles se distinguent des langoustes par leurs antennes aplaties, élargies. La chair en est beaucoup plus fine ! 
Personne n’est descendu, à Erromango, personne n’a embarqué : L’escale visait uniquement le commerce des crustacés ! L’avion reprend la piste : Burton nous a prévenus, la piste n’est pas assez longue … L’avion n’aura pas décollé encore tout à fait lorsqu’il arrivera au bord de la falaise ! De fait, il roule, prend de la vitesse, les deux moteurs s’emballent. L’appareil chute – Un haut-le-cœur ! – Il reprend de la hauteur, vire sur l’aile, se dirige vers l’île voisine, située dans le Sud : Tanna ! Enfin Tanna ! On la distingue : masse bleutée, assez vague encore, surmontée d’un immense panache sombre : Le panache du volcan, qui est en éruption. Dans les airs, à haute altitude, des volutes et des bubons, des nuages qui dérivent en direction de l’Est. À perte de vue, des poussières et des fumées, des fleuves de poussières et de fumées … Nous nous poserons à l’Ouest, c’est à dire dans une zone épargnée : Michel, c’est là que tu vas vivre pendant trois ans !


TANNA


La piste se trouve à Lénakel, près de l’océan, au milieu des papayers et des cocotiers, inévitablement. Elle est un peu plus longue que celle d’Erromango, mais elle n’est pas plus large ! L’avion arrête sa course : Un petit groupe nous attend. Il y a là, la voiture du « délégué » français, dont le chauffeur est venu me chercher. La voiture du « trader » voisin est là aussi, apportant je ne sais quoi, chargeant je ne sais quelles marchandises. Le « trader » s’appelle Bob … Bob Paul. C’est un Australien, grand, svelte et blond, assez jeune encore et la mine avenante. Il deviendra mon ami.
Savez-vous ce que c’est qu’un « trader » ? – C’est en quelque sorte un pionnier, un européen venu de pays lointains pour commercer. Il s’est implanté là. Il achète du coprah pour le revendre, il achète du café en grains, des patates douces, des tarots et des ignames ; il a peut-être acheté du bois de santal, quand il y en avait encore. Il vend de tout, dans une baraque en bois : Cuvettes, sabres d’abattage, tissus, farine, corned-beef, sel, pétrole lampant, essence, éventuellement des clous, des tôles ou des hameçons pour la pêche, du fil de fer pour les clôtures, des sacs, des pelotes de ficelle … Souvent il demeure tout à côté de son « store ». Ses enfants blonds courent et grimpent aux cocotiers. Son épouse tient sa maison et la caisse du magasin. Il possède peut-être du bétail, attrape les veaux au lasso, comme les cow-boys du Far-West, les renverse sur le sol et les marque au fer rouge. Certains vendent de l’alcool et les indigènes en sont gourmands. Peut-être, de temps à autre, se sont-ils payé en échangeant une dette contre un terrain : C’est arrivé. Le trader a la vie dure et il est  souvent la cible de toutes les adversités, celles des blancs comme celles des Mélanésiens. Il n’est pas fonctionnaire, lui et il doit gagner sa vie pour envoyer ses enfants poursuivre des études au loin ! La plupart du temps, il considère qu’il est « chez lui », il défend « son droit » ! … Après tout, il a payé son terrain et sa maison et, dans son jardin, il a « planté » son âme ! Plus tard, j’apprendrai que Bob a répandu, les cendres de l’un de ses enfants dans le cratère du volcan ! ces îles, c’est sa chair, c’est sa vie. C’est là que bat son pouls. Tous les « traders » ne sont pas des forbans … Bob a des parts dans la société propriétaire de l’avion et des projets de développement du tourisme. Déjà il promène les visiteurs jusqu’au cratère du volcan pour leur faire découvrir les mystères et  l’horreur du mont Yasour, autrement appelé Yahvé rien que ça, depuis que les missionnaires ont tenté d’introduire les Écritures bibliques ! Le volcan est sage, d’habitude. Il est classé parmi les volcans de type strombolien, c’est à dire qu’il se manifeste par des éruptions gazeuses, plus que par des coulées de lave. Il est actif en permanence, avec, épisodiquement, des actes paroxystiques. Son cratère est très accessible : Le cône ne s’élève qu’à quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Tout autour s’étend une plaine de cendres désolées. Au centre de cette plaine, telle une gemme, brille de tous ses bleus et de tous ses jaunes, un lac, que l’on appelle le lac Siwi. Parfois tombent des bombes volcaniques ardentes et parfois le cône rugit, éructe, gronde, s’illumine de milliers de jets d’étincelles : Spectacle de nuit inoubliable ! La terre tremble. Elle tremble souvent à Tanna et la roche laisse échapper des bouffées de vapeur, issues de blessures dont les lèvres sont teintées de souffre natif. Les voitures peuvent rouler jusqu’au pied du cône. En quinze minutes de marche on est au bord du gouffre. Le regard plonge au fond de la terre, jusqu’aux forges rougeoyantes.  Là est le nombril du monde : la porte par laquelle la terre entière et la mer sont sortis,. Là est le domaine des dieux et des génies, des morts, des ancêtres et des hommes à venir !
Alors, vous pensez … Quand Haroun Tazieff est arrivé …
Il est venu, le célèbre vulcanologue. Il était accompagné de toute une équipe et parmi eux, des Mélanésiens pour lui servir de guides. Il a planté son bivouac chez le médecin français de White-Sand non loin du volcan. Là, il a passé la nuit. La nuit ? – Pendant qu’il soupait, ses équipiers chantaient et buvaient avec le personnel de l’hôpital. On racontait des histoires. On était gai. On cherchait à se flatter, à montrer son importance . On disait ses exploits et ceux du savant … Ceux du « sorcier » :
- « Et puis quand il descend dans le cratère, tout au fond, nous emportons des flacons. Il attrape les génies du feu, les mets dans les flacons, ferme avec des bouchons. On les emporte pour les observer et les faire parler. »
Ce sont les prélèvements que le vulcanologue effectue, prélèvements de matières, de gaz et de liquides. C’est vrai, les flacons, il les emporte pour les étudier dans son laboratoire …
Ah ! Bien oui ! … Les convives ont parlé ! Le lendemain matin, Haroun Tazieff et son équipe se rendent au volcan. Ils grimpent tout en haut, s’équipent de casques et de cordes. Le ciel est bleu, pur et la mer, que l’on voit vers Port-Résolution est bleue elle aussi, d’un bleu serein.   On  descend tout au fond, aisément somme toute. La respiration de la terre est calme, le souffle régulier, les émanations sont faibles : Les conditions idéales. On fait les prélèvements de la manière habituelle à ce genre d’expédition. On scelle les flacons. On remonte : La grimpée est moins aisée que la descente car l’intérieur du cratère est fait de cendres et de poussières. On arrive au sommet et là …
Là, on se trouve en face d’une troupe de natifs calmes, mais menaçants. Tous de sexe masculin, torses nus, un pagne autour de la taille, les cheveux en broussaille, quelques plumes sur la tête ou des bracelets autour des bras : Des guerriers, de toute évidence, et des guerriers déterminés.
« Enfermer les génies dans des flacons, les emporter hors du cratère ! Enfermer et emporter les dieux ! … Pas question :
« Nous avons encerclé le volcan. Vous n’en redescendrez qu’après avoir ramené les dieux et les génies chez eux ! »
Et le fait est, il faut bien se rendre à l’évidence, impossible de regagner la plaine !
Il faudra, pour sortir Tazieff et son équipe de ce pétrin-là, toute la persuasion des deux délégués, l’Anglais et le Français … accompagnés des milices armées des deux nationalités. 





Le volcan ! Lorsque j’arrive à Tanna pour la première fois, le volcan fait des siennes : Le nuage noir d’humeurs qui s’élève monte tout droit à des hauteurs inimaginables et puis s’allonge au-delà des horizons. Dès le terrain d’aviation, dès le magasin du trader, on entend l’énorme respiration. On se déplace dans un brouillard de poussières. Les bananiers sont gris, les papayers, les cocotiers, la piste, les toits, tout est gris. On met son mouchoir sur le nez pour respirer à peu près librement. L’après-midi n’est pas achevée et il semble que le soir tombe déjà. La terre tremble.
Les gens qui m’accueillent ne semblent pas perturbés outre mesure : Ils ont déjà vu ça ! je le reverrai sans doute …
Laisse aller, Michel. Laisse aller ! 
Les hommes que je vois au bord de la route ont, eux aussi, le torse nu. Ils portent des pagnes décolorés. Leurs yeux, sous l’abondante chevelure, sont surmontés d’une sorte de visière orbitale. Le bras droit est pendant, la main tient un sabre d’abattage. Impassibles, énigmatiques  …
Ah ! L’illustration de mon atlas : « Un cannibale » !
Laisse aller, Michel  …
Le chauffeur me conduit jusqu’à Isangel ; Capitale ! – Deux maison en bois, l’une pour le représentant britannique, l’autre pour le représentant de la France : Nous sommes sous le régime du condominium ! Quelques cases de roseaux pour abriter les milices, l’administration et … la prison ! La piste grimpe, tourne et vire à travers brousse et forêt : Deux murs de végétation, l’un à droite, l’autre à gauche …  Comment pénétrerait-on dans une forêt pareille ? Et puis on débouche sur une vaste pelouse. On contourne un énorme figuier-banian . À travers les nœuds de serpents que forment les troncs et les racines aériennes on devine les murs d’un vieux bâtiment que le banian a avalé ! On dit que les racines aériennes qui tombent des branches vers la terre, servent de câbles et permettent les communications avec les ancêtres, sous le sol …
L’école ! Elle est là, long bâtiment sans étage, construit en béton ou en parpaings enduits, couvert de tôles rouges : trois classes, un dortoir, un réfectoire, une cuisine, une salle équipées de longs lavabos de zinc et, à l’extrémité, ce qui sera mon logement. C’est là que je vais vivre pendant trois ans avec ma famille. Mon épouse me rejoindra dans deux mois, dès la naissance de notre second enfant. Je les irai chercher à Nouméa.

             *
Comme on me l’avait annoncé, mon prédécesseur n’est pas encore parti. Il a une femme et deux jeunes enfants. Tout ce monde ne semble pas avoir trop souffert de son séjour à Tanna. Il n’y a pas de raisons pour que mon séjour soit plus désagréable. Mon prédécesseur s’appelle Monsieur Lempereur, cela ne s’invente pas. Il est Marseillais et parle avec un fort accent méridional. C’est lui qui a ouvert cette école, donc les enfants qu’il a formés parlent français … « avé l’assent » de Marseille … Impayable ! Il faudra que je fasse des efforts pour m’y mettre !
Mais quand même … Je n’arrive pas à comprendre qu’on lâche ainsi des enseignants dans la nature ( Et quelle nature !) sans les former ni les informer ! La jeunesse est souvent inconsciente et c’est avec une belle ardeur que nous nous mettrons au travail : Monsieur et Madame Lempereur sont partis, ils avaient juste le temps de clouer leurs caisses ! L’administrateur, direz-vous ? – Son épouse et lui-même m’ont reçu en grands seigneurs : Ce sont des diplomates ! Ils m’ont même offert une généreuse hospitalité au début de mon séjour, mais … Autour de quoi les conversations tournaient elles, déjà ? Un Administrateur de ce niveau, cela reçoit, cela rédige des télégrammes, cela garde ses idées pour soi et pour ses égaux. Je n’étais pas son égal. Des Administrateurs, nous reparlerons !
Nous pourrons parler des Savants et des Chercheurs … Eux, ils sont admis dans les cercles ! il en est toutefois qui refusent d’y entrer. Ces derniers, les administrateurs les craignent : Ils se veulent trop indépendants et sont  trop souvent critiques … Et ils écrivent !  Parlons de la morgue de certains : Vint à passer un jour à Tanna un grand Monsieur, ethnologue, anthropologue, ethnographe, spécialiste des sociétés mélanésiennes et connaisseurs des objets d’art que l’on qualifie de « primitifs ». Il s’appelait Monsieur Jean Guiart et il résidait en Nouvelle-Calédonie. Il traversa mon école, accompagné par l’Administrateur, Monsieur Duc-Dufayard …
-       «  Cela sent l’urine ! », dit-il en passant à côté des feuillées … Eh ! pardi ! – Que vouliez-vous que cela sentît ? Ce furent les seules paroles que je l’entendis émettre – Eh ! Monsieur le Spécialiste, vous eussiez mieux fait de me parler de sociologie mélanésienne, cela m’eut été plus utile !
Par contre … Mais hélas cette nouvelle rencontre fut aussi brève et aussi dédaigneuse, (Mais plus productive, puisque je n’ai cessé d’y penser, pendant le reste de ma carrière d’enseignant) … Une anthropologue Brésilienne vint à passer, accompagnée, elle –aussi, de Monsieur Duc-Dufayard … Avant de disparaître pour aller souper à la Délégation française, elle me glissa une question :
« Vous êtes certain que les Men-Tanna (C’est ainsi que l’on nomme les natifs de cette île), vous êtes certain qu’ils avaient besoin de notre enseignement ? ---- Vaste sujet ! J’ai repris cette question tout au long de mes affectations en Polynésie, au Congo, aux Seychelles, en Thaïlande et au Laos …
Vaste sujet ! On ferait bien d’y réfléchir. Madame, c’est vous, en deux ou trois mots, qui avez le plus mûri mes pensées.
De fait, j’aurais bien aimé que l’on me renseigne sur les objectifs de l’enseignement français aux Nouvelles-Hébrides : Nous sommes là pour quoi ? Nous nous trouvons devant quoi ? – Non, rien : 
- « Je viendrai, le moment venu, faire passer à vos élèves les épreuves du Certificat d’études primaires … »  - Le même qu’en France ?


          *


Nous avions, en internat, un peu plus d’une centaine d’élèves, dont les âges s’échelonnaient de cinq à quinze ans . Ils étaient tous habillés d’un short kaki et d’une chasuble sans manche de même couleur. Pour lutter contre les poux, le « coiffeur » tondait les crânes. Nul ne s’en est jamais offusqué. L’école comptait trois classes. Mon épouse, quand elle m’eut rejoint, en tenait une, un moniteur qui nous venait de Nouvelle-Calédonie en tenait une autre (Il avait été formé dans la grande Île par les établissements du Pasteur Charlemagne). Un cuisinier, un surveillant des plus attentionnés et des plus sympathiques, qui s’appelait François Nalipini (Qu’es-tu devenu, François ?). L’intendance était assurée par l’administrateur français, dont la résidence jouxtait la concession scolaire mais, lorsque le riz venait à manquer en fin de mois, nous servions des papayes vertes, qui se cuisent comme des courgettes. Lorsque la viande maquait, (Elle nous arrivait surgelée et nous la conservions dans des congélateurs à pétrole … Dont il fallait surveiller la mèche car elle avait tendance à charbonner et à émettre de la fumée.) Lorsque la viande manquait, je prenais mon fusil et j’allais, le soir, tirer les roussettes, énormes chauves-souris qui venaient ronger les fruits, la nuit. Je ne le fis pas souvent d’ailleurs car un soir, une roussette fit entendre de tels cris de bébé blessé que je ne renouvelai pas l’expérience. Cela se mange, la roussette, et c’est très bon : En Nouvelle-Calédonie, on les accommode souvent en civet, comme les lièvres chez nous. J’avais fait planter du maïs par les élèves : Les poules sauvages s’en donnèrent à cœur joie … de même qu’elles s’en donnèrent à cœur joie dans les tournesols que j’avais semés pour le plaisir : Les poules sautaient sur leurs deux pattes pour atteindre les corolles et piquer les graines de leur bec : On aurait dit qu’elles étaient montées sur ressorts.  J’avais d’autres ressources, en cas de nécessité : Je possédais un filet d’une trentaine de mètres et je pouvais, avec quelques élèves, aller barrer une crique pour prendre du poisson. Enfin … On n’apprenait pas cela aux instituteurs dans les écoles normales, ni, à plus forte raison, aux jeunes instituteurs qui, comme mon épouse et moi-même, n’étaient pas passés par les écoles normales et s’étaient débrouillés tout seuls … On ne m’avait pas enseigné comment il fallait s’y prendre pour abattre une vache, pour la suspendre à une branche avec une corde, la tracter avec la Land-Rover … Mon Inspecteur, Monsieur Martin, débarqua de l’avion de Port-Vila un jour sans m’en avertir : Mes élèves étaient en classes, sages, très sages, occupés aux traditionnelles « questions de dictée », moi, j’étais dehors, torse nu, la taille ceinturée d’un vieux sac à coprah : Je taillais des steaks dans la carcasse de la vache ! – Il ne trouva pas ma conduite anormale :
« Moi, il faut bien, avant de leur apprendre quoique ce soit, que je leur remplisse l’estomac ! »
N’exagérons rien : En général, les vivres arrivaient en temps voulu. Je reçus même du poisson surgelé, des tazars qui nous arrivaient de Nouméa, raides et enveloppés dans une mousseline.
Pour mon compte, j’avais un jardin potager et j’employais un jeune Man-Tanna pour l’entretenir. J’appris là, pour la première fois, à faire pousser des tomates, mais il fallait en recouvrir les plants pour les tenir à l’ombre ! Nous n’avons jamais manqué de légumes frais. J’avais aussi des volailles et Bob Paul m’avait offert un couple de lapins … qui avaient fait des petits ! J’eus aussi un cheval et Monsieur Duc-Dufayard me prêta une selle. Je ne le montai pas très souvent, je n’en avais guère le temps ! La nuit, même, il me fallait me lever, passer dans le dortoir, veiller à ce que tout se passe bien : Il me souvient qu’une nuit, ayant décelé la lumière d’une lampe électrique, cachée sous les draps d’un lit, je trouvai un petit bonhomme de cinq ou six ans très occupé à … faire courir un pou sur une feuille de papier ! Lorsque les enfants nous arrivaient, à la rentrée scolaire, il fallait tout leur apprendre : Je me souviens d’avoir trouvé un autre petit, la nuit … en train de faire ses besoins dans le couloir !
Certains disent que les gens de Tanna, pour la plupart d’entre eux, en étaient encore, à mon arrivée en novembre 1962, à l’âge de la pierre polie … C’est une façon de voir ! – Surtout quand on demeure à Port-Vila, que l’on fréquente les cocktails entre « personnalités », quand on est admis aux croisières de l’Alizé, le yacht de la Résidence de France, quand on est admis sur les courts du club de tennis, ou quand on fréquente le Club britannique !
Je ne dirais pas, pour ma part, les choses comme cela. Certes, j’ai recueilli quelques pierres polies : herminettes ou hachettes, encore qu’il soit devenu très difficile d’en trouver tant les missionnaires presbytériens en ont fait jeter à la mer et tant les « anthropologues » en ont collecté, en même temps que des bois sculptés : masques, tambours,  casse-tête ou plats à lap-lap … Certes, les Men-Tanna se vêtent de peu, certes, ils ont coutume, le soir, de se réunir sous le banian pour boire le kawa, qui est une drogue euphorisante. Certes, ils se réunissent épisodiquement sur une place de terre battue pour y danser en chantant et en secouant des cosses sèches, certes, ils font des changes de femmes. Certes, ils se livrent périodiquement pour faire de véritables holocaustes de cochons noirs. Certes, ils fuient, pour la plupart d’entre eux, les contacts avec les Européens. Certes, nous savons qu’ils placent l’essentiel de la puissance divine dans le coeur du volcan. Certes,  nous savons qu’ils pratiquent la magie …. Nous savons … Nous savons … Que savons-nous ? – Au final, peu de choses !



Je dis, moi, que les Men-Tanna sont arrivés à un stade de développement tributaire de leur histoire et de l’histoire que les Européens leur ont faite. Ils ne sont pas restés en arrière. Leurs croyances, leurs vie sociale, leurs pratiques ne sont pas plus « néolithiques que les nôtres ; elles sont différentes. Leurs accoutrements de fêtes ne sont pas plus incongrus que nos accoutrements de fêtes ! Leurs maisons en roseaux sont issues d’un long processus d’adaptation aux conditions climatiques et aux ressources naturelles. Ils subissent les forces cycloniques, les pluies diluviennes, les secousses sismiques, les éruptions volcaniques et les tsunamis. Leurs craintes ancestrales et leurs pratiques conjuratoires sont issues de cela. De plus, ils ont vu arriver les Européens et leurs missionnaires. Ils se sont soumis à des croyances venues d’ailleurs : Ils ne comprenaient pas toujours, mais ils voulaient bien y croire ! L’Évangile des missionnaires, et surtout celui des missionnaires presbytériens de rite écossais voulut leur imposer une morale qui leur était étrangère, des rites venus d’ailleurs et qui venaient en conflit avec leur raison : Ils imposaient le regroupement en villages ordonnés, situés près du littoral, un urbanisme étranger, ordonnant les habitations autour d‘une place qui ne devait plus être une place de danse. Ils interdisaient le Kawa alors qu’il s’agissait d’une boisson dont la consommation relevait  quasiment d’une religion. Ils imposaient la prière quatre à cinq fois par jour, dans une église dont le son des cloches venait, à intervalles fixes, et surtout le soir, à l’heure du Kawa, perturber les esprits. Ils finirent par imposer ce qu’ils appelaient la « Tanna-Law » (La loi de Tanna), dont les préceptes et les contraintes n’avaient d’autre justification que les versets de la Bible ou, plutôt, l’interprétation que faisaient les Pasteurs et leurs catéchistes des versets de la Bible. Alors, Pasteurs et catéchistes créèrent des tribunaux, jugèrent les contrevenants aux règles qu’ils avaient eux-mêmes édictées, prononcèrent des condamnations, infligèrent des peines de prison, de travaux forcés, de bannissement … 

Nous connaissons d’autres exemples de ces théocraties qui, issues d’excellents sentiments, tournent à la dictature. Les murailles et les tours, les cathédrales et les couvents, les prisons de Mangaréva, dans l’archipel des Gambier, les « polices » chargées de traquer les « sacrilèges » et les adultères, les bannissements, les excommunications  et les embarquements sur des radeaux de « fortune » à la merci des océans  … Nous connaissons !
À Mangareva, ce furent les autorités civiles qui intervinrent et l’on envoya d’Entrecastaux pour vider les prisons. À Tanna ce furent les Men-Tanna qui se révoltèrent : Ils ne brûlèrent pas les églises, ils ne saccagèrent pas les villages, ils n’organisèrent pas de tueries … Ils tournèrent le dos, revêtirent leurs costumes ancestraux, désertèrent les églises, les agglomérations, les tribunaux et les écoles … Ils retournèrent dans leur brousse, revinrent à leur kawa, à leurs danses, à leurs chants, à leurs coutumes.
Encore, en 1965, les Men-Tanna s’organisaient sous le règne de la Coutume (Kustom). Nous déplaçant sur la piste qui conduit aux White-Grass ou sur celle qui mène à White-Sand  et à la plaine volcanique, il nous arrivait parfois de voir furtivement passer un homme demi-nu, qui tenait un arc à la main. Il traversait le chemin le plus vite qu’il pouvait et s’enfonçait dans la forêt, dans l’ « impénétrable forêt ». C’était un chasseur ; il s’en allait chercher les pigeons verts, les gros pigeons sauvages consommateurs de baies dans les gigantesques frondairons des banians.
Atmosphère lourde, c’est vrai ! L’atmosphère était rendue d’autant plus pesante que, somme toute, les Men-Tanna nous fuyaient. Nous ne rencontrions au « store » guère plus de natifs que ceux qui, occasionnellement, venaient y acheter, qui un couteau, qui du tabac ! La plupart de ceux que nous côtoyions n’étaient que des employés et des serviteurs, devenus semblables à nous-mêmes.
Atmosphère d’autant plus lourde que l’on savait .. . On savait que sept à huit mille habitants vivaient sur cette île. Ce n’est pas rien, une population de sept à huit mille habitants sur une île d’une trentaine de kilomètres de long ! On croisait parfois quelques, sur le bord des chemins : Elles portaient, appuyés à l’épaule, de longs bambous creux dans lesquels elles transportaient l’eau potable, pour la ramener dans leur foyer.
Atmosphère d’autant plus lourde que nos voitures longeaient, le soir, des places de terre battue  et ombreuses. Des silhouettes pouvaient se distinguer : Hommes accroupis, tassés sur eux-mêmes, « cuvant » leur Kawa et plongés dans leurs rêves. Il arrivait que l’un d’eux fût en chemin, tel un zombie, marchant à pas feutrés, hésitants, absent au monde et aux autres :
-       « Éteignez les phares de votre voiture. Quand ils ont dans cet état là, ils ne supportent ni la lumière, ni le bruit »…
Le kawa, c’est une plante, de la famille du chanvre, je crois. Cette plante, et la consommation de ses racines sont, ou étaient répandues, je crois, dans presque tous les archipels de l’Océan Pacifique. La racine est lavée, mâchée par les jeunes hommes. Le suc en est  craché et filtré sur un morceau d’écorce de cocotier, recueilli dans une demi-noix de coco, bu lentement … On attend ensuite que la boisson fasse son effet. Les femmes ne sont pas admises à ce rite et chacun a sa place bien déterminée sur le bord de la place, le soir venu. On reste là, immobile, dans une sorte d’hébétude et d’euphorie, jusqu’à dissipation des effets. Il semble que, pendant tout le temps où il agit, le Kawa vous fasse « sortir du monde ».
L’homme blanc a inventé d’autres moyens de rejoindre ses dieux !





Ni Louisette, ma femme, ni moi-même ne nous étions enquis le moins du monde des émoluments que nous réservaient notre affectation : Nos traitements nous étaient versés sur un compte bancaire en Francs-Pacifique (évalués à cinq fois la valeur du Franc métropolitain). Il nous fallait ensuite convertir en Livres Australiennes puis, dans certains cas, en Dollars américains. Vous voyez comme c’est facile ! En classe, nous nous efforcions de ne proposer à nos élèves que des énoncés de problèmes de mathématique faisant intervenir la monnaie locale, mais les manuels dont nous disposions utilisaient le Franc Métropolitain ! … 
C’était facile à faire comprendre à nos petits Canaques, n’est-ce pas !
Il faut penser que cela n’avait guère été plus facile pour ceux des Men-Tanna qui étaient allés, depuis que les blancs fréquentaient les îles, travailler sur les plantations de Port-Vila ou dans les mines de Nouvelle-Calédonie, ou encore pour le compte des entreprises Australiennes ou Néo-Zélandaises ! Et pourtant, c’était bien le cas : Des recruteurs avaient circulé dans les archipels pour engager des travailleurs qui, une fois de retour chez eux, semblaient bien ne pas avoir du tout envie d’adopter les coutumes européennes et ne demandaient qu’à revenir … Sur leurs places de danse, que l’on appelle les « Nakamal ». 
Depuis la disparition de la « Tanna-Law » et la désertion des villages chrétiens, les Hommes de Tanna avaient tout simplement disparu dans la brousse ! Leurs jardins dans lesquels ils cultivaient l’igname, les cochons noirs qu’ils élevaient, suffisaient à leur bonheur ! Plusieurs fois même, ils imaginèrent l’abandon pur et simple du système monétaire en usage chez les blancs : Un « prophète » annonçait qu’il fallait se débarrasser de toute monnaie et billets de banque  … On allait les dépenser, en totalité et d’un seul coup chez le « trader » le plus proche. Cela signifiait que l’on refusait les valeurs européennes et que l’on revenait au système traditionnel des échanges. Ce système des échanges n’avait pas de mal à fonctionner, du reste : On avait besoin de peu de choses  et le sol des jardins était suffisamment riche pour que, à condition d’observer les rites et les magies, les taros et les ignames poussent en abondance … La pêche ? – Les Men-Tanna sont peu pêcheurs.
Lourdeur de l’atmosphère … La saison des pluies est terrible : Ce sont les cataractes du ciel qui s’ouvrent … Un rideau opaque descend  sur les fenêtres et les portes. Inutile d’enfiler un imperméable pour sortir : Trop chaud et trop d’eau ! Les bananiers pleurent à chaudes larmes.

                                        *

L’autre voie             
                  L’autre voix


Notre démarche scientifique emprunte des chemins balisés par ce que nous appelons la raison. À Tanna (et ce n’est qu’avec le recul du temps que je le perçois si nettement…), à Tanna régnait la poésie. Y règne-t-elle encore, en 2010, où bien le « monde blanc » est-il parvenu à planter ses balises ?
Je relis Octavio Paz :
- « La discorde entre poésie et modernité n’est pas accidentelle, mais consubstantielle. Ella apparaît dès l’aube de l’ère contemporaine au sens large, avec les premiers romantiques. Paradoxalement, cette incompatibilité est l’un des attributs de la poésie moderne, peut-être son élément central, qui la rend acceptable pour le lecteur. Celui-ci, en effet, voit en elle une image de sa propre situation. Seuls des modernes pouvaient être antimodernes de façon aussi radicale , écartelée, que l’ont été tous nos grands poètes. Fondée sur la critique, la modernité sécrète naturellement son autocritique. La poésie a été une des manifestations les plus vives, les plus énergiques de cette démarche. Sa critique n’a été ni rationnelle ni philosophique ; elle a été passionnelle, elle s’est faite au nom de réalités ignorées ou refusées par l’âge moderne. La poésie a résisté à la modernité ; en la niant, elle l’a vivifiée. Elle a été sa réplique et son antidote. »
Les Men-Tanna, après avoir essuyé les coups de canon des premiers visiteurs européens, après avoir été contraints à quitter leurs cases de bambous pour se rapprocher des églises, après s’être embarqués sur les bateaux des recruteurs pour aller travailler dans les mines de Nouvelle-Calédonie ou sur les plantations néo-zélandaises et australiennes, après avoir plié sous le joug de la « Tanna Law » des missionnaires presbytériens et anglicans … Les Men-Tanna sont retournés à la poésie. Certes, notre poète mexicain ne pensait guère aux Men-Tanna lorsqu’il s’exprimait dans « L’Autre Voix », mais le développement de sa pensée s’intègre  tellement  à ma réflexion actuelle !
Une page plus loin, n’ajoute-t-il pas :
- « La poésie est la mémoire faite image et l’image transmuée en voix. L’autre voix n’est pas celle d’outre-tombe ; c’est la voix de l’homme endormi au fond de chaque homme. Elle a mille ans, elle a notre âge et n’est pas encore née. C’est notre aïeul, notre frère et notre arrière-petit-fils.
Ajoutons, (je cite de mémoire), La réflexion d’une vieille dame dont je ne souviens plus le nom. Elle répond à Margaret Critchlow Rodman, l’anthropologue (Houses Far from Home – 2001-University of Hawaï Press) 
-          « Mais non, ils ne sont pas revenus à l’âge de la pierre polie … Le mode de pensée et le mode de vie qu’ils ont adoptés sont des réponses à leur environnement et à leur histoire … Des réponse « modernes » … D’autres réponses. »
D’ailleurs, la même anthropologue n’écrit-t-elle pas, en exergue du chapitre concernant Tanna :
-          « In Tanna, all stories start with rumors and end as myths. »
Ce que je traduirais par :
-          «  À Tanna, toute histoire débute par des rumeurs et s’achève sous forme de mythe. »
Et ne voit-on pas, là même, le propre de la démarche poétique ? - La poésie n’est-elle pas une démarche née de la perception, nourrie d’images, d’assonances, de ressemblances, de métaphores ? « Elle   consiste, essentiellement, dans la faculté de mettre en relation des réalités contraires ou dissemblables. » Nous rappelle Octavio Paz encore une fois. Elle est souvent dionysiaque, parfois frénétique et parfois extatique, parfois élégiaque …. Elle suit d’autres voies que la logique. Elle suit d’autres voies que celles de la raison. Elle s’exprime parfois par le silence. La poésie a ses propres voies et ses propres voies ! Octavio Paz a écrit :

- «  La poésie est l’antidote de la technique et du marché. »
(Opus cité).


À l’origine, avant l’arrivée des grands bateaux montés par les Espagnols, les Portugais, les Anglais et les Français, les Men-Tanna étaient, selon toute probabilité, des guerriers. Ils étaient organisés en clans, peut-être issus de migrations successives.
En 1962, lorsque j’arrivai dans l’île, on distinguait, outre ces clans dont la perception n’était pas claire, cinq groupes de population :
Les traders qui constituaient la plus petite minorité, mais dont l’importance économique et politique pesait lourdement, et de tout son poids, sur le passé, le présent et l’avenir de l’archipel.
Les administrateurs et les fonctionnaires européens, auxquels il faut ajouter les fonctionnaires indigènes dépendants, soit de la résidence britannique, soit de la résidence française, soit de l’administration condominiale.
Les missionnaires chrétiens, presbytériens et anglicans, catholiques et adventistes, dont l’influence avait été prépondérante, au point que, de fait, ils avaient administré les îles. À notre arrivée, cette influence avait quasiment disparu (à Tanna, mais non dans l’archipel). Les villages bâtis sur le littoral, autour des églises, étaient déserts et la population s’était dispersée dans la « brousse ».
Les Men-bush, dont les mœurs et les lois étaient régies par la « coutume », laquelle, dans ses règles aussi bien que dans son cérémonial, se tenait soigneusement à l’écart du code condominial. On peut estimer que la « coutume » avait repris les formes ancestrales qui étaient, à peu de choses près, les mêmes que celles qui avaient organisé la vie sociale avant l’arrivée des grands navigateurs