jeudi 14 février 2008

LE GRAND SCIAUX












































Vous ne l’avez pas connu, le Grand Sciaux ? Mais si ! ... Vous avez bien dû le rencontrer un jour ! ... Sec comme un sarment, le béret sur la tête, de longues jambes ... Il habitait ...
... Tiens, vous savez ... Il habitait la grande maison en ruines, qui est tout en pierre de taille, sur la gauche. La dernière maison à la sortie de Saint-Georges, sur la route de Saint-Pierre. Oui, c’est ça ...
A l’époque, les bâtiment étaient déjà en ruines. Un grand pin parasol poussait dans l’une des pièces sans toiture. Il y est encore, mais il a grossi. Des ronces sortent par les ouvertures des fenêtres. Au moment dont je vous parle, seule la dernière pièce restait couverte de tuiles ... La pièce qui donne sur la cour et sur le puits. Une pompe à bras y était encore en usage.
C’était un gars assez discret, le Grand Sciaux ... Sciaux, c’était son nom... Je ne sais même pas s’il allait, comme la plupart des autres, jouer au billard devant l’église, au Café de l’Océan. Personnellement, je ne lui avais jamais connu de compagne.




Et puis voilà que, tout à coup, il s’était mis en ménage avec la Marie ... Vous savez bien, la Marie Fieurit ... Son père habitait aux Boulassiers, après avoir été longtemps éclusier du Douhet ... Sacré pêcheur que le père Fieurit ! Pêcheur de de congres avec son langon qui mesurait bien trois mètres de long, et pêcheur de touilles, qu’il prenait avec des lignes dormantes posées sur l’estran. Ah! ... la Marie, elle avait un oncle aussi, lui, il pêchait plutôt les soles, à la foulée, comme on dit.
Je ne comprendrais pas comment la Marie pouvait être si grosse, si je n’avais connu sa mère. Le père Fieurit était aussi sec que le Grand Sciaux, mais la mère, elle, quand elle marchait, elle roulait bord sur bord ... Il fallait la voir se déhancher, quand elle se déplaçait sur son tricycle... On appelait ça un“crève-sot"’ ”!




La Marie, elle, elle n’avait pas de “ crève sot’ “, Qu’est-ce qu’elle en aurait fait ? _ Elle n’aurait pas pu s’asseoir dessus ! Elle n’en chaloupait pas moins, son balais dans une main, son seau dans l’autre, quand elle allait nettoyer les latrines publiques, au coin du mur du Curé ! Elle y allait tous les soirs. C’était la Mairie qui la payait pour ça,pour l’aider à vivre, parce que, dans ce temps-là, il n’y avait pas de R.M.I., alors on aidait les gens en leur confiant un petit travail.


Mais revenons à nos moutons. La Marie est devenue la compagne du Grand Sciaux. Rien à dire à cela. On la voit de temps en temps manœuvrer le bras de la pompe, qui crisse et qui grince autant qu’il est possible ... Un vrai bonheur ! On la rencontre le soir avec son seau et son balai. Elle fait bien son travail et laisse la place nette.


Maintenant, il me faut parler du Café du village, celui où l’on pouvait boire un coup de blanc en attendant les femmes ... Dame , dans l’île, on a toujours suivi les enterrements, mais rares étaient les hommes qui entraient dans l’église ... On allait “rincer le gosier” pendant la cérémonie.
J’ai dit qu’à l’époque, il s’appelait le “Café de l’Océan”, vous pouvez vérifier sur les anciennes cartes postales, c’était écrit au-dessus de la porte. Après, c’est devenu “Le Damier” ... Vous l’avez peut-être connu sous ce nom-là, qu’il a gardé pendant longtemps, avant de devenir “Le P’tit Martin “. C’est comme ça qu’il s’appelle maintenant.
Bon, en face du café, il y avait un magasin de lingerie-mercerie. Il s’appelait ” Chez Colette “. Eh bien , un jour, comme les ménagères ne faisaient plus de couture, comme les commerces commençaient à se déplacer vers Saint-Pierre, et comme il n’y avait plus guère de feux allumés dans le village ... On vendait le magasin de “ Chez Colette “, le magasin, et tout ce qu’il y avait dedans.






C’était l’huissier de Saint-Pierre qui était venu officier à la demande de Colette ... Elle était gentille, Colette, je l’ai bien connue et je la rencontre de temps en temps. Mais elle a déménagé depuis longtemps !




Il y avait tout un attroupement devant la mercerie. Des acheteurs, et puis des badauds, et même des touristes car on était au mois de juillet. J’étais parmi les badauds.


_ “ A qui la combinaison à dentelles ?
_ “ Personne ne veut ma combinaison à dentelles ? Allez, on y ajoute quatre bobines de fil d’Écosse et deux paires d’aiguilles à tricoter... Vendu à Madame Fontaine !
_ “ Nous vous proposons maintenant une douzaine de mouchoirs. Attention, ce sont des mouchoirs de Cholet !
Ce n’est pas rien, des mouchoirs de Cholet. Regardez, ils sont encore dans leur boîte, pas besoin de les repasser !


Les commères bavardaient, riaient, s’exclamaient. Leurs époux se poussaient du coude. Même la mère Fesseau, la tenancière du Café de l’Océan, était devant sa porte.




Petit à petit se vendaient les rubans et les pelotes de laine. C’est qu’elle avait de la belle marchandise, la Colette ! Tout à l’heure, on irait se rafraîchir la gorge. Pour l’instant, on s’amusait. On riait beaucoup aux astuces et aux bons mots de l’aboyeur. Une femme levait la main ...


_ “ Adjugé ! C’est bien, Madame, vous avez raison, c’est de la qualité supérieure ! “
Il y avait toujours quelqu’un pour ricaner :


_ “ Tu as vu ce qu’elle a acheté ! “


Tout à coup, au moment où l’huissier allait adjuger un lot assez imposant de lingerie fine,


_ “ Moi. Je prends ! “


Avec surprise, on s’aperçut que l’intervention provenait de l’un des derniers badauds ... Pas de doute, c’était le Grand Sciaux ! Il était assez grand pour qu’on le reconnaisse, avec son béret sur la tête ! Il levait le bras et sa mise était supérieure à toutes les autres. Sa voix était nette et claire.


_ “ Adjugé, à Monsieur Sciaux, les petites culottes à dentelle !”




La Marie n’était pas là, mais le Grand Sciaux achetait toutes les petites culottes et toutes les soutien-gorge en dentelle ... J’en connais qui se tordent de rire encore, quand ils y repensent ! Bien sûr, cela s’est terminé au Café de L’Océan et le Grand Sciaux est devenu le héros du village ... Pour quelque temps !

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