vendredi 15 novembre 2013

LE PLUS LOIN POSSIBLE ...









-      «Inventons quelque part des lieux où l’on oublie ;
Partons, nous sommes seuls, l’univers est à nous. »
( Alfred de Musset : La Nuit de Mai.)






Le Désir



J’ai connu une guerre … J’en ai le cœur au bord des lèvres. Je ne veux pas en parler. Je ne veux pas non plus oublier. Fuir, m’en aller loin, très loin !
J’ai eu le temps de marcher le long des grèves, le long des plages. J’ai senti craquer sous la plante de mes pieds la couche superficielle du sable, sèche, et j’ai senti la caresse plastique, humide, le consentement et la compassion du pays natal.
J’ai eu le temps, la durée d’un été, de connaître la miséricorde du désir, dans le parfum des résines et des varechs, dans la musique des flux et des reflux. Miséricorde, non pas délices … Goût un peu amer, indéfinissable …
Je porte à l’index de la main droite une cicatrice : Souvenir d’une blessure due aux épines d’un oranger, au bord d’une avenue, dans une grande ville marocaine … Orange amère. J’étais enfant, mais la sensation est toujours là, dans ma bouche : On  mord dans le fruit sans le peler … Tout le suc en jaillit. C’est amer, et le zest est plus amer encore. L’amertume demeure. Il faudrait se rincer la bouche.
« El maâ ! l’eau ! » …Un vieux Marocain passe, en burnous sombre à rayures. Il porte en bandoulière  une outre en peau de chèvre. Il tient à la main droite un petit bol de cuivre brillant attaché par une chaînette. De l’autre main, il agite une sonnette.
De l’eau ! Chercher de l’eau ! Fraîcheur de l’eau !
J’ai cherché de l’eau. Je l’ai trouvée tiède à ma gorge, et peut-être un peu saumâtre. J’ai voulu partir. Mais où, partir?




Le Bulletin Officiel offrait des postes sous les tropiques. Sous les tropiques mûrissent des fruits au soleil… Tahiti ? – La Polynésie est à Gauguin. Elle est à Gerbault. Elle est Soleil, elle est mer d’améthystes et de saphirs, elle est fleurs de corail, farandoles de poissons et d’émaux fulgurants ou dolents, elle est fleurs de frangipaniers, elle est atolls de lumière, elle est feuillages étranges … Elle est femme. La Polynésie est fruit … Orange douce ou orange amère ? La Polynésie fait peur … Peur de trop de volupté, peur d’enchantement, de narcose trop  pérenne.
Refuse-t-on sa chaleur au soleil du mois d’août ? – On accepte le soleil, et l’on s’y vautre. J’avais accepté le soleil d’Oléron : Par paresse, par naïveté, j’allais dire par ingénuité, j’avais « laissé aller », laissé « venir les choses » … Je n’avais pas pris : Je m’étais laissé prendre et m’étais à peine étonné de me retrouver marié. Nous avions déjà un bébé : Un solide garçon doté d’un bel appétit de vivre. Un second bébé allait naître.
La Polynésie – Je ne la sollicite pas. Des postes sont à pourvoir aux « Nouvelles-Hébrides ». Où donc peuvent bien se trouver les « Nouvelles-Hébrides » ? – J’ignore, même où se trouvent les Hébrides qui ne sont pas « nouvelles » ! Je consulte une encyclopédie, puis le grand atlas « colonial » de la bibliothèque : Dès le premier abord, je tombe sur une pleine page qui présente « un cannibale » ! – Corps nu, tout juste orné de quelques feuilles cache-sexe, haute stature, vaste poitrine, chevelure abondante et crépue, à la main un terrible casse-tête !
Creusez un trou dans votre jardin, à la verticale, creusez profond, très profond : Si vous persévérez, vous avez toutes chances que votre trou débouche dans l’autre hémisphère, de l’autre côté de la terre. Vous avez des chances de ressortir quelque part, pas très loin des Nouvelles-Hébrides !
Va pour les « Nouvelles-Hébrides » - Je demande le poste et ma femme en fait autant.
Les cannibales ? – Bah ! On verra bien ! De nos jours, il n’y a plus de cannibales ! … Et pourtant, les relations de voyages et les croquis parlent de choses encore récentes : l’approche européenne de ces îles ne remonte véritablement qu’à la seconde partie du dix-neuvième siècle ! Mon arrière-grand-père, qui s’appelait Ludovic et qui était Médecin en Chef de la Marine a navigué dans ces océans et sans aucun doute connu ces « cannibales » !
Les Nouvelles Hébrides, c’est un archipel. Il rassemble de nombreuses îles, presque toutes volcaniques. Il y a encore de nombreux volcans en activité. Des cyclones les ravagent périodiquement ; ils sont fréquents. Les îles s’organisent sur la carte et sur le globe terrestre selon les formes d’un Y. Elles sont situées au nord-est de l’Australie, un peu au sud de la Papouasie et s’orientent en direction de la Nouvelle-Calédonie … La Nouvelle-Calédonie ? – C’est là que l’on envoyait les bagnards jusqu’à une date encore récente. On dit, et on le vérifiera bientôt, que c’est dans ces parages que disparurent les vaisseaux de Monsieur de La Pérouse et que disparurent leurs équipages … Bah ! On verra ! – « Tu n’es pas mort aujourd’hui, m’avait dit mon sous-officier algérien un jour de drame … Maintenant tu ne « mourres » plus ! »
Oui, mais ta femme ? – Et tes enfants ! - On verra, on verra ! – Tout, plutôt que le souvenir ! – Et ma femme, elle, accepte. Et puis … Pour l’instant, il ne s’agit que de remplir un formulaire de demande de poste : On n’obtiendra rien, peut-être … Et puis, si on les obtient, ces postes …
Laisse aller, Michel … Laisse aller !

                          Toile de Gérard Stricher

Et puis un jour : Boum ! Le facteur dépose à midi une lettre à en-tête : Nous sommes affectés à Tanna, aux Nouvelles-Hébrides ! Nous sommes priés de répondre par retour du courrier pour confirmer notre acceptation : « Remplir le formulaire ci-joint et le retourner au bureau compétent, à l’adresse du Ministère des Départements et Territoires d’outre-mer, 27, rue Oudinot, Paris VII ème. » Je crois bien que la désignation du Ministère était écrite en lettres majuscules !

Ai-je dit que lorsque nous fîmes cette démarche, nous étions, mon épouse et moi-même, instituteurs à l’école de garçons du « Trait d’Union », à Saint Georges d’Oléron ? Depuis deux ans, j’étais libéré des obligations du service militaire. Je serai directeur de l’école d’Isangel, sur l’île de Tanna, aux Nouvelles Hébrides !




SURPRISE
Isangel ! … Lorsque vous tapez ce nom dans Google … Vous pouvez aussi bien taper Tanna … Essayez … J’ai eu l’autre jour l’une des plus grosses surprises de ma vie ! Moi, j’ai souvenir d’une colline, pas très loin de la mer, pas très loin du mouillage de Lénakel : Il y avait là les bâtiments de mon école, bâtiments en béton sans beaucoup de charme, auxquels avait été ajoutée une maison pas trop vilaine qui avait abrité ma famille pendant les deux dernières années de notre séjour. Un énorme banian tentaculaire, une vaste pelouse, quelques cases en roseaux pour abriter le personnel d’encadrement de l’internat, quelques bananiers, un jardin potager que j’avais fait clôturer (et sous ces climats-là, vous pouvez planter des poteaux de bois de vingt centimètres de diamètre, ils prennent racines comme vulgaires boutures de géraniums !…) À peu de distance, proches l’une de l’autre, les maisons de bois, du plus pur style colonial, du représentant de la République Française et du représentant de Sa Majesté Britannique … Devant chacune d’elles, pelouses à l’Anglaise, des potagers, des poulaillers. C’est tout.
Alors figurez-vous mon étonnement lorsque Google m’informe de l’existence d’une certaine Princesse Sylvianne d’Isangel, épouse du Roi en exil de Tanna, Claude Ier. Une photographie me les présente, en compagnie du Prince Héritier, en grand habit d’apparat orné de moult décorations, grands cordons, plaques, colliers, étoiles et autres distinctions honorifiques. Ils sont européens. Ils sont à Monaco et ils président un gala de bienfaisance. De grands dignitaires de toutes nationalités les accompagnent. Je clique à nouveau dans Google, on me présente la liste, longue comme le bras et même davantage, des titres du Prince de Tanna et de la Princesse d’Isangel, laquelle est en outre, on vous le glisse dans les marges, une artiste renommée ! Cliquez dans Google, vous ne serez pas déçus ! J’y reviendrai…
Ce sont des gens qui ont surgi du néant au cours d’évènements postérieurs à mon séjour à Tanna. J’y suis resté trois ans, de 1962 à 1965. Nous y avons eu un troisième enfant et ce fut pour moi un séjour enthousiasmant : Ma période « Far Ouest », dis-je souvent !
L’inspection académique de La Rochelle, de laquelle je relève dans mon poste d’instituteur en Oléron, ne s’est pas pressée de me désigner un successeur. Sans doute, puisque je crois devoir assurer le service public en restant à ma place, bien que déjà pris en charge par le Ministère des Départements et Territoires d’outre-mer, sans doute ne voit-on pas pourquoi on se préoccuperait … J’assurerai mon service pendant plus de deux mois dans ces conditions-là … Mais l’Inspection Académique n’oubliera pas de me réclamer un « trop-perçu » correspondant à plus de deux mois de salaire sous le prétexte que j’ai perçu, pour la même période, des émoluments provenant d’un autre ministère … Je reverserai le « trop-perçu » …




             
LE DÉPART et LES ESCALES 

Quand je me déciderai à abandonner ma classe, on ne traînera pas à désigner mon successeur : Les syndicats étaient intervenus !
Me voilà parti ! Mon épouse, qui attend son second bébé me rejoindra dès son accouchement. Nous sommes en décembre, je passe à paris. Je prends mon billet rue Oudinot, je monte dans l’avion, un D.C. 10, si mes souvenirs sont bons. Direction : Montréal …
Eh bien non, justement, pas direction Montréal : Les personnels au sol ont oublié d’enlever la passerelle pendant que l’on remplissait les réservoirs de kérosène … Sous le poids du carburant, l’avion s’affaisse un peu, la passerelle accroche la porte de la carlingue et l’arrache : Vol annulé, pas de Montréal !
C’est beau tout ça, mais moi, qu’est-ce que je deviens ? Je ne vais tout de même pas retourner en Oléron pour attendre les instructions et emprunter un autre vol. Je me précipite au guichet de la compagnie … Il s’agit de la compagnie U.T.A., je m’en souviens bien. Derrière la vitre de ce guichet … Un camarade de régiment !
-       « Cours vite, me dit-il, je donne des instructions pour que l’on t’attende : le vol de New York est prêt à décoller ! » Je cours … Couloirs, couloirs, baies vitrées et cependant éclairages au néon, lumière d’aquarium … Nous sommes à Orly. Tout essoufflé, je franchis la passerelle, une hôtesse referme la porte derrière moi. Je suis assis au fond d’un fauteuil, la ceinture est bouclée, les haut-parleurs diffusent des instructions que je ne comprends pas. L’appareil roule lentement, prend la piste … « New York ! Mais qu’est-ce que je vais faire à New York, moi ? »
Laisse aller, Michel … Laisse aller !
L’hôtesse ne parle pas Français. Sur un écran passent les images d’un film dont les acteurs parlent en Anglais. Où est-il, mon Anglais de classe de première ?
Laisse aller, Michel … Laisse aller !
À New York, je serai conduit tout au long des couloirs, et Dieu sait s’ils sont longs ! Je n’ai rien vu de la ville, ni même de l’aéroport : décor surréaliste, aseptisé, feutré. Acier inoxydable, escalators silencieux, tapis roulants. On me met dans un autre avion qui décolle en direction de San Francisco.
Mais qu’est ce que je vais faire, moi,  à San Francisco ?
Laisse aller, Michel, laisse aller … Du moins je pourrai m’allonger sur les sièges : Il y a très peu de passagers. Dormir !





Je n’ai rien vu de San Francisco. J’ai aperçu la mer peut-être, à travers le hublot ? – Non, je n’ai pas aperçu la mer : Il faisait nuit, j’ai vu scintiller des lumières colorées, comme autant d’étoiles dans une galaxie. On devinait des automobiles, à leurs phares se déplaçant sur les avenues. De San Francisco, on me met dans un avion qui part vers Hawaï.
Mais qu’est-ce que je vais faire à Hawaï ?
Laisse aller …
Hawaî … Longues plages, hautes lames brisant et roulant … Danses, ukulélés, femmes souriantes et hâlées, pays femme …
Accueil tout de chansons et de musique. Ukulélés inévitables, jupes de fibres végétales et fleurs d’hibiscus. Les filles roulent des hanches et tressaute leur nombril. – « Un collier de fleurs autour de votre cou - sourire charmeur … deuxième collier, troisième … Troisième sourire - C’est cinq dollars le collier » Je rends les fleurs et je passe les colliers autour du cou de celles qui me les a offerts. Je lui fais un beau sourire !
Je n’ai rien vu d’Hawaï : Il faisait un orage épouvantable, une pluie drue, serrée, comme un rideau devant les vitres de l’aéroport. « La ville est dans cette direction … De l’autre côté, c’est Waïkiki-Beach ! » Coups de canons, coups de tonnerre, éclairs de fin du monde et de Jugement Dernier ! Je suis resté pendant trois heures tassé sur un banc de bois. Les haut-parleurs baragouinaient je ne sais quoi : La speakerine devait avoir un chewing-gum entre les dents ! Pendant ce temps-là, les agents spécialisés passaient nos bagages à l’étuve, c’est tout ce que j’avais compris : Il s’agissait de la lutte contre l’insecte dévastateur que l’on appelle « le rhinocéros du cocotier » ! J’avais compris cela dès avant l’atterrissage, lorsque l’équipage avait diffusé dans la cabine, par les buses des aérateurs, un insecticide parfumé à la violette !
Au bout de trois heures, on me met dans un avion en partance pour Tahiti. Après le décollage, j’ai juste le temps, Ô ! … Une seconde, d’apercevoir le site terrifiant de Pearl Harbour.
Tahiti ! … Nouvelles images de danseurs et de danseuses, de plages, de cocotiers, de coraux et de poissons … De toute façon, Tahiti, je devais y passer. Nous y resterons deux jours, nous a-t-on annoncé, pour attendre la liaison avec l’avion de Nouméa.
Laisse aller, Michel … Laisse aller !
Aéroport de Tahiti-Faaa : Inévitables danseuses, lourdes tresses ou cheveux lissés, huilés, tombant jusqu’au creux des reins – Elles doivent avoir les hanches montées sur roulements à billes ! Jupes de fibres végétales, soutiens-gorge en demi coques de noix de coco, fleurs d’hibiscus, collier de fleurs de frangipaniers, inévitables ukulélés … Ce gros, là, assis sur une chaise, grattant sa guitare et chantant à tue-tête, il paraît que c’est le fils de Paul Gauguin. Il est rémunéré par l’Office du Tourisme. Il interrompt son chant, de temps à autre, pour avaler une longue goulée de bière.

Sur une vaste place, près du palais des Pomare, location d’une voiture : Tour de l’île. Il faut compter un peu plus d’une demi-journée, pas plus. Route côtière, au pied des montagnes, roches noires, cascades, grottes, végétation exubérante, cases colorées, toits de tôles ondulées, vives ou rouillées, micro éventaires aux bas-côtés : Des fruits y sont en vente libre : mangues, ananas, bananes et oranges. Crêtes hautes, déchiquetées, rivières que l’on traverse à gué, lavandières dans le lit du courant, foulant le linge sur le roc, dansant sur leurs deux pieds et babillant. Paréos bariolés aux fenêtres et aux portes, tables remplies de coquillages et de bouquets de corail, fleurs, fleurs partout, et feuillages épiphytes : fougères et philodendrons … Plages de sables noirs, scintillants à force d’être noirs. Palmes, superbes fûts des arbres à pain, des tulipiers, et frondaisons luxueuses des flamboyants … Connaissez-vous la fleur de l’hibiscus pendeloque ? - Merveille de légèreté, dentelle de couleur !
Pourtant on longe un village de lépreux, et l’on rencontre souvent des hommes et des femmes affligés d’une maladie étrange : Filariose ou autrement dit, « éléphantiasis » … Ce dernier mot évoque quelque chose pour vous ? – Un pied, une jambe, les deux parfois, ou parfois un bras … ou même des parties plus intimes … Énormes, éléphantesques ! Pauvres gens ! … Les femmes portent des robes longues, descendant jusqu’à leurs chevilles, celles qui sont atteintes de ce mal cachent mal leur difformité. Elles restent dignes.
Le « Trou du Souffleur » : La lame s’engouffre dans la grotte, sous le récif … Il doit y avoir là une poche d’air que la vague comprime … Énorme jet d’eau de mer jaillissant d’un évent, vertical, comme un geyser. Souffle régulier, calme aujourd’hui.
Retour à l’hôtel : Paillotes sur la plage : L’une des rares plages de sable blanc, éblouissant … Des lames profondes mais calmes roulent au récif : L’Océan respire ici. Le lagon se pare de tous ses bijoux, de toutes ses couleurs. Sur le sable, débris de branches de corail mort, blancs : Une grande émotion !
Sur notre route, passage à Suva, dans l’archipel des Fidji … Au bord de la piste, on aperçoit des militaires en chemisette et jupe kaki. Vous avez dit des jupes ? Oui, des jupes, des jupes de gabardine, lisses, comme pour les cipayes, dans l’ancien empire des Indes ! Il y a beaucoup d’Hindous aux Fidji.
Courte escale, on repart en direction de Nouméa : Des Fidji, je n’en saurai pas plus, sinon que, là aussi, il y a des cocotiers !







Nouméa, ou plutôt aéroport de la Tontouta : Quarante cinq kilomètres de Nouméa … Quarante-cinq kilomètres de plateaux désolés et désolants : La plaine à niaoulis : Buissons rabougris, fantômes et squelettes de grands arbres brûlés, étendant leurs os au soleil … Le feu est passé partout. Au loin, collines éventrées, écorchées, aux flancs sanglants de minerais de nickel. De l’autre côté de la route, massifs impressionnants ? Panneau indicateur : Le Mont d’Or, Yaté … Un autre panneau, tout près d’une rivière caillouteuse : « Pétroglyphes ».
La ville : Une grande place, cathédrale, tôles, tôles peintes en rouge pour la plupart, tôles rouillées, nombreuses. Cocotiers, flamboyants … La vitrine d’un atelier de photographie : Danses de Canaques, casse-têtes, fibres végétales, terribles danses … À l’écart de la ville, superbe plage de sable blanc, vaste lagon, vaste comme une mer … des cocotiers et, au loin se devine l’ourlet des vagues sur le récif. Ilots … et l’îlot Nou … Souvenir des bagnards …


Le lendemain, retour à la Tontouta, par la même route désolée. L’aéroport est rudimentaire. L’avion que nous prenons est, je crois, un vieux D.C.4. Il nous conduira à Port-Vila … L’Océan, l’Océan encore, l’Océan toujours et de longs cingles blancs sur une étendue bleue. Une large flaque couleur de souffre pourtant, comme une vaste ecchymose, bornée de cernes tirant sur le rouge et le violet : L’emplacement d’un volcan sous-marin … Il est entré en éruption ces jours-ci. Une île apparaîtra-t-elle ici ?
Une île ? – En voici une, que cadre le hublot : Il doit s’agit de Futuna …On approche des Hébrides : Cône parfait, aux pentes raides, montagne jaillie de l’eau avec, à son pied, juste un banc de corail plat.

LES NOUVELLES-HÉBRIDES
Mais où diable peuvent donc bien se trouver les Hébrides, quand elles ne sont pas « Nouvelles » ? – Il s’agit d’un chapelet d’îles situées au Nord-Ouest de l’Écosse, îles rudes ! Quand on sait que les premiers colonisateurs des « Nouvelles-Hébrides » étaient des presbytériens écossais …
L’avion s’incline sur l’aile droite, descend, s’engage dans l’axe de la baie. La baie de Port-Vila, l’une des plus belles baies du monde! La ville apparaît, petite, bâtie en éventail à flanc de colline : Une avenue longe le littoral, une autre monte vers les sommets. Maisons de bois, pour la plupart, toits de tôles, tout alentour, cocoteraies … Mais qui a répandu dans toute la zone ces troncs déracinés, couchés ? – Il semble, vu de haut, qu’un géant ait répandu des allumettes … Une maison, a perdu ses murs et son toit, plusieurs maison peut-être ... Tout cela est le résultat du passage d’un récent cyclone … Impressionnant !
Mais l’appareil poursuit son vol, décrit une large courbe : Nous avons aperçu la piste, gazonnée, étroite, très courte et qui n’est au demeurant qu’une modeste percée entre les arbres… Souhaitons que le pilote ait la vue claire et la visée exacte ! Nous décrivons un cercle, puis deux, puis trois : Il s’agit d’effrayer les vaches qui broutaient là, nous l’apprendrons plus tard.
Bien posé ! Félicitations à l’équipage ! Deux ou trois rebonds, mais … Bah !
L’aéroport de Bauerfield est juste une petite baraque de tôle, à peine plus grande qu’une guérite, de guingois … Quelques voitures attendent à proximité, grosses voitures tous-terrains. On m’y attend. Direction Port-Vila, tout à côté. Lorsqu’on découvre la ville, on découvre en même temps l’océan.


C’est vrai, la baie est magnifique, vaste, bien abritée, enserrée de forêts et de cocoteraies … Et les couleurs ! dans cet écrin, un îlot, peu éloigné de la grande île : Sur cet îlot coupé du reste de la ville, un bâtiment : La résidence Britannique … Ce ne pouvait être que cela ! – La splendide Albion ! On y va en bateau : Nul ne parle encore du tunnel sous la Manche !
Tout en haut de la colline, c’est là qu’il faut chercher la résidence de France, bâtiments blancs en béton. De là, la vue est superbe sur la baie ! Les maisons de commerce, pour la plupart logées dans de vieux bâtiments en bois, sont alignées tout en bas, le long de la côte : Ballande, Pentecoste, Burns-Phillip … Des magasins tenus par des Chinois sont semés par ci-par là : Immeubles de bois encore, avec des allures de Far-West … On y vend de tout : Casseroles, riz, appareils électro-ménagers, beurre, conserves de «corned-beef", petits pois, tissus … Que sais-je encore ? On y stocke le coprah, séché et fumé, en attente d’embarquement. Il y a deux gros cargos dans la baie : L’un pour charger le coprah, l’autre pour, aujourd’hui, charger des hommes et des femmes : On rapatrie les Vietnamiens. Leurs parents et leurs grands parents étaient venus aux Nouvelles-Hébrides pour travailler dans les cocoteraies – Leur rapatriement a été interrompu par la guerre mondiale. Aujourd’hui, la France embarque les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes – Fermez les yeux, « On n’a rien vu » Des commissaires politiques sont venus les chercher ... Il n’est pas question qu’ils y échappent. Nous avons rencontré une jeune institutrice qui ne voulait pas « rentrer » au Vietnam … Elle s’est enfuie dans la brousse peu après notre rencontre pour ne pas céder – Il m’a été dit qu’elle avait réussi son coup : Elle n’est réapparue que deux jours après le départ du bateau – Mais il m’a été également raconté, et je ne suis pas très fier de cela, que les autorités françaises avaient refusé de lui rendre son poste d’enseignement.
Politique, quand tu nous tiens ! – Il est des raisons qui ne relèvent pas de la Raison ! Il n’y a pratiquement plus de Vietnamiens aux Nouvelles-Hébrides – Ni en Nouvelle-Calédonie d’ailleurs, où le « rapatriement » s’est fait au même moment et dans les mêmes conditions.
Politique, quand tu nous tiens ! Il n’est pas d’organisation coloniale plus stupide que celle des Nouvelles-Hébrides, j’en suis certain ! Il s’agissait d‘un « condominium », je n’en connais pas d’autres exemples, ni dans l’histoire, ni dans l’espace terrestre.

                Gouache de Michel Savatier


L’Angleterre ni la France ne se résolvant pas à laisser la place, Les deux nations avaient tout simplement décidé de régner ensemble : Il y avait une administration française, une administration anglaise, chacune surveillant l’autre, la neutralisant, parfois la morigénant. Ce genre de « gouvernement » se répercutait dans les différents groupes d’îles où résidaient un représentant de chaque nation de tutelle. Pour simplifier encore les choses, on avait créé une assemblée condominiale au sein de laquelle étaient représentés les Français, les Britanniques et les indigènes : Chaque partie épiant les deux autres.
Le tribunal, lui, était présidé, par souci de neutralité … Par un juge espagnol, nommé par le Roi d’Espagne ! Ajoutez à cela les pasteurs et les prêtres, les chefs coutumiers et les écoles, publiques ou confessionnelles, ajoutez encore les commerçants et les traders, les recruteurs de main d’œuvre et les illuminés … Vous avez découvert la potion magique, chacun s’ingéniant à neutraliser les intérêts des autres !
Oh ! Ce n’était pas que l’une quelconque des deux nations tutélaires ait vraiment envie de prendre possession de ces îles perdues entre la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Calédonie, mais les Australiens et les Néo-zélandais tenaient à l’évangélisation du pacifique et d’autre part les néo-calédoniens auraient bien voulu, purement et simplement, une annexion de ce réservoir de main d’œuvre.
Et le temps s’écoulait, les partenaires se regardant en chiens de faïence … Les Britanniques, sur les pistes, roulaient à gauche. Les Français roulaient à droite. Quand ils se croisaient, il fallait bien que l’un d’entre eux laissât la place à l’autre … Eh bien pas toujours ! J’ai entendu raconter qu’il arriva que les deux conducteurs lâchassent leurs volants plutôt que de laisser la place à l’autre !
-« Saloperie, criait le gérant du magasin Pentecoste, en poursuivant sa compagne canaque dans la rue de Port-Vila. Saloperie, ton père, il a bouffé le mien ! » Il faisait ainsi allusion aux antécédents cannibales des habitants des îles. La scène ne manquait pas de piquant : Figurez-vous un vieux bonhomme à barbe hirsute, poursuivant une femme en « robe mission », c’est-à-dire en robe d’une longueur et d’une amplitude telles que l’on ne distinguait plus ses formes.
Juste au bord de la mer, au plus creux de la baie, l’hôtel Rossi : Terrasse qui surplombe la mer – Un pêcheur lance son épervier et recueille des sardines : Les gestes sont bibliques !... Une table, trois chaises, un verre, presque vide – Un homme, de dos – Je ne sais pourquoi son aspect me dit quelque chose :
« Mais ne serait-ce pas ? » – Oui, c’est bien lui … C’est Paul !
Paul, médecin militaire, que j’avais quitté à Rochefort sur mer, il y a des années, et que je retrouve là, de l’autre côté du monde. Il lit le journal et boit tranquillement une bière en cherchant de l’ombre.
« Sacré Paul, va ! »
Le lendemain, nous emprunterons une deux-chevaux à la Résidence de France. Nous ferons une quinzaine de kilomètres sur une route étroite, coincées entre des talus à vif et les troncs de cocotiers. Partout où il n’y a pas de cocotiers, la forêt s’étend, drue, quasiment vierge. J’ai lu que le squelette d’un soldat américain avait été trouvé récemment : Il s’était perdu, dans les années quarante, et n’avait pas retrouvé son chemin : Bigre ! Je ne suis pas étonné ! Paul et moi, nous connaîtrons un autre genre d’aventures : Nous étions, lui et moi, assez corpulents et la deux-chevaux était trop vieille et trop rouillée … Tout à coup, dans la grimpée d’une côte raide … Notre siège s’effondre et nous voilà chacun le nez sous le tableau de bord. Paul, qui conduisait, réussit à garder le contrôle de la direction ! Souvenirs, souvenirs ! Notre course s’est arrêtée au pied d’une superbe cascade au pied de laquelle nous nous sommes baignés.


     Gouache de Michel Savatier, d’après Gauguin et Ravelo


Mais il me revient aussi qu’un de mes lointains cousins, originaire comme moi de l’île d’Oléron, commanda un détachement franco-britannique, vers la fin du dix-neuvième siècle. Il se battit, dans cette île de Vaté, en pleine forêt, contre les « sauvages » et fit preuve d’un courage extraordinaire. Il s’appelait Paul, lui aussi, Paul Coustolle.

On a beau aller au bout du monde, on retrouve, la plupart du temps, les traces laissées par des proches que l’on n’attendait pas en cet endroit ! Une découverte ultérieure peu ordinaire le confirmera : À Port-Vila, on conserve le souvenir d’un pharmacien hurluberlu qui avait, au début du vingtième siècle, vendu son officine, située … à Saint-Georges d’Oléron, pour aller s’installer à l’autre bout du monde. Il pensait sans aucun doute pouvoir vivre là, de sa pratique … Malheureusement pour lui, il s’était mal renseigné, ou ne s’était pas renseigné du tout : Les actes médicaux et pharmaceutiques étaient réservés à l’hôpital, tenu par des médecins et des pharmaciens militaires ! Pas de pratique, pas de clients ! On se souvient qu’il demeura quelque temps à Port-Vila, vivant de la charité de ses concitoyens. Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu par la suite : Sans doute a-t-il gagné la Nouvelle-Calédonie ou … Regagné la France ! On se souvient, dans la plupart des archipels polynésiens ou mélanésiens de quelques illuminés qui avaient tout quitté pour vivre « à l’état de nature ». Peu s’en sont sortis dignement. Je songe parfois, quand je me rends au bureau de tabac de mon village oléronais, à ce pharmacien : Son officine s’ouvrait dans ce même bâtiment, sur la place de l’église …


                                        *

La résidence de France m’avait hébergé pendant deux ou trois jours à la « case de passage ». Souvenirs de mon patron, l’inspecteur Martin : En chaussettes, monté sur mon lit pour accrocher une moustiquaire. Les fonctionnaires en poste appartenaient visiblement, à peu près tous, à la même équipe, issue des cadres de la France Libre, et plus exactement du Cameroun ou du Gabon : Monsieur Maurice Delaunay était Commissaire-Résident de France, Monsieur Langlois était Chancelier de la Résidence. Ils avaient tous deux de très belles femmes et ils savaient recevoir ! Ah ! Le corps diplomatique français !
Je n’ai rien à dire de la résidence britannique : Elle siégeait sur son îlot et, du côté de la « grande terre », face au ponton sur lequel on embarquait « pour l’Angleterre » (ou l’Australie, c’est selon !) se dressaient les bâtiments du « Club » britannique, entourés d »’une pelouse digne de Wimbledon ou du campus d’Oxford ! C’est à peu près tout ce que j’en connais, sinon que l’Union Jack flottait sur l’îlot.

           Cliché Michel Savatier


Les formalités accomplies, départ vers Tanna, l’île à laquelle je suis affecté comme directeur d’école. Ni l’Inspecteur, ni les administrateurs ne m’ont « briffé » en quelque façon… J’ai rencontré le Directeur de l’école de Port-Vila, mais nous avons parlé d’autre chose : Insouciance, quand tu nous tiens ! Je n’ai pourtant que trente ans, je n’ai guère exercé mon métier d’enseignant et je viens juste d’être titularisé dans les cadres de l’Éducation Nationale : Trois ans de suppléances avant mon service militaire, deux années de service à saint Georges d’Oléron !

Quand bien même j’aurais reçu une solide formation professionnelle, la pratique dans des îles du bout du monde, c’est tout de même autre chose ! – Il faut s’attendre à quoi ? Belle insouciance : je n’y songe guère ! Apparemment, les autres, autour de moi, ne s’en soucient pas plus ! On aurait pu, au moins, me parler des populations auxquelles j’allais avoir à faire. Mais non, rien … Ah ! J’aurai peut-être la chance, au moins, de recueillir des informations à mon arrivée à Tanna, puisque j’y rencontrerai mes prédécesseurs, pas encore partis vers la France.
Nous décollons du terrain de Bauerfield, après qu’on en eut chassé les animaux errants. L’appareil est un De Havilland pouvant emmener une dizaine de passagers. Le pilote, Burton, est un ancien pilote d’essais de la Royal Air Force. Il n’y a pas très longtemps qu’il a créé la ligne : Naguère encore, les gens de Tanna ne recevaient leur courrier que toutes les deux à trois semaines, grâce aux goélettes venant charger le coprah. Nous ferons escale à Erromango.



                      Gouache de Michel Savatier



ERROMANGO


Erromango ! J’ai lu le livre de Pierre Benoît ayant ce nom pour titre. Il ne me souvient plus très bien … Je crois qu’il racontait l’histoire d’un colon qui s’était installé dans cette île couverte de forêts primitives. Il avait tenté l’élevage des bovins, mais la nature hostile, le climat humide, chaud et pluvieux, l’hostilité des indigènes, la menace des « esprits » et la malédiction pesant trop fort, il avait dû se résigner à baisser les bras et à partir. On disait que le bétail s’était multiplié après son départ. On chassait le bœuf à Erromango, maintenant. Pierre Benoît avait évoqué les arbres gigantesques et serrés, les lianes recouvrant les frondaisons, les petits perroquets, que l’on appelait des loris, les chauves-souris énormes venant, la nuit, grignoter les mangues et les papayes dans les plantations. Il avait dit les sons étranges de la mer, l’énorme souffle du vent des cyclones, les pluies diluviennes qui durent des saisons entières, les secousses des tremblements de terre. Il avait dit les ombres à formes humaines, disparaissant sous les feuillages. Il avait dit la force des mythes et des légendes … savait-on s’il s’agissait bien de légendes ?
La piste d’aviation était encore beaucoup, beaucoup plus étroite que celle de Bauerfield : Elle était taillée dans une plantation de cocotiers. On aurait dit que le bout des ailes allait frôler les troncs …Et c’était tout juste si l’avion avait assez de place pour se faufiler. Burton prenait la piste de très court, parce qu’elle se terminait au bord d’une falaise. Atterrissage acrobatique ! Champion ! Burton est un champion ! J’ai tremblé lorsque, prenant la piste, l’avion a décapité un papayer !



Papayer portant fruits

Échanges assez mystérieux avec deux Mélanésiens à demi nus : trois paniers changent de mains et s’affalent dans la soute - Des paniers de palmes tressées et remplis de langoustes ! Burton s’est assuré la collaboration des pêcheurs d’Erromango et se fait ainsi une exclusivité du commerce de la langouste à Port-Vila. Savez-vous comment on pêche la langouste ? De nuit, et particulièrement par les nuits très noires, les insulaires vont sur le récif avec une lampe à gaz de pétrole, un « morigaz », dit-on … Les langoustes, il n’y a qu’à les ramasser sur les rochers ! 
Outre les langoustes, et beaucoup plus appréciées encore, on ramasse des « popinées », c’est à dire des cigales de mer. Elles se distinguent des langoustes par leurs antennes aplaties, élargies. La chair en est beaucoup plus fine ! 
Personne n’est descendu, à Erromango, personne n’a embarqué : L’escale visait uniquement le commerce des crustacés ! L’avion reprend la piste : Burton nous a prévenus, la piste n’est pas assez longue … L’avion n’aura pas décollé encore tout à fait lorsqu’il arrivera au bord de la falaise ! De fait, il roule, prend de la vitesse, les deux moteurs s’emballent. L’appareil chute – Un haut-le-cœur ! – Il reprend de la hauteur, vire sur l’aile, se dirige vers l’île voisine, située dans le Sud : Tanna ! Enfin Tanna ! On la distingue : masse bleutée, assez vague encore, surmontée d’un immense panache sombre : Le panache du volcan, qui est en éruption. Dans les airs, à haute altitude, des volutes et des bubons, des nuages qui dérivent en direction de l’Est. À perte de vue, des poussières et des fumées, des fleuves de poussières et de fumées … Nous nous poserons à l’Ouest, c’est à dire dans une zone épargnée : Michel, c’est là que tu vas vivre pendant trois ans !


TANNA


La piste se trouve à Lénakel, près de l’océan, au milieu des papayers et des cocotiers, inévitablement. Elle est un peu plus longue que celle d’Erromango, mais elle n’est pas plus large ! L’avion arrête sa course : Un petit groupe nous attend. Il y a là, la voiture du « délégué » français, dont le chauffeur est venu me chercher. La voiture du « trader » voisin est là aussi, apportant je ne sais quoi, chargeant je ne sais quelles marchandises. Le « trader » s’appelle Bob … Bob Paul. C’est un Australien, grand, svelte et blond, assez jeune encore et la mine avenante. Il deviendra mon ami.
Savez-vous ce que c’est qu’un « trader » ? – C’est en quelque sorte un pionnier, un européen venu de pays lointains pour commercer. Il s’est implanté là. Il achète du coprah pour le revendre, il achète du café en grains, des patates douces, des tarots et des ignames ; il a peut-être acheté du bois de santal, quand il y en avait encore. Il vend de tout, dans une baraque en bois : Cuvettes, sabres d’abattage, tissus, farine, corned-beef, sel, pétrole lampant, essence, éventuellement des clous, des tôles ou des hameçons pour la pêche, du fil de fer pour les clôtures, des sacs, des pelotes de ficelle … Souvent il demeure tout à côté de son « store ». Ses enfants blonds courent et grimpent aux cocotiers. Son épouse tient sa maison et la caisse du magasin. Il possède peut-être du bétail, attrape les veaux au lasso, comme les cow-boys du Far-West, les renverse sur le sol et les marque au fer rouge. Certains vendent de l’alcool et les indigènes en sont gourmands. Peut-être, de temps à autre, se sont-ils payé en échangeant une dette contre un terrain : C’est arrivé. Le trader a la vie dure et il est  souvent la cible de toutes les adversités, celles des blancs comme celles des Mélanésiens. Il n’est pas fonctionnaire, lui et il doit gagner sa vie pour envoyer ses enfants poursuivre des études au loin ! La plupart du temps, il considère qu’il est « chez lui », il défend « son droit » ! … Après tout, il a payé son terrain et sa maison et, dans son jardin, il a « planté » son âme ! Plus tard, j’apprendrai que Bob a répandu, les cendres de l’un de ses enfants dans le cratère du volcan ! ces îles, c’est sa chair, c’est sa vie. C’est là que bat son pouls. Tous les « traders » ne sont pas des forbans … Bob a des parts dans la société propriétaire de l’avion et des projets de développement du tourisme. Déjà il promène les visiteurs jusqu’au cratère du volcan pour leur faire découvrir les mystères et  l’horreur du mont Yasour, autrement appelé Yahvé rien que ça, depuis que les missionnaires ont tenté d’introduire les Écritures bibliques ! Le volcan est sage, d’habitude. Il est classé parmi les volcans de type strombolien, c’est à dire qu’il se manifeste par des éruptions gazeuses, plus que par des coulées de lave. Il est actif en permanence, avec, épisodiquement, des actes paroxystiques. Son cratère est très accessible : Le cône ne s’élève qu’à quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Tout autour s’étend une plaine de cendres désolées. Au centre de cette plaine, telle une gemme, brille de tous ses bleus et de tous ses jaunes, un lac, que l’on appelle le lac Siwi. Parfois tombent des bombes volcaniques ardentes et parfois le cône rugit, éructe, gronde, s’illumine de milliers de jets d’étincelles : Spectacle de nuit inoubliable ! La terre tremble. Elle tremble souvent à Tanna et la roche laisse échapper des bouffées de vapeur, issues de blessures dont les lèvres sont teintées de souffre natif. Les voitures peuvent rouler jusqu’au pied du cône. En quinze minutes de marche on est au bord du gouffre. Le regard plonge au fond de la terre, jusqu’aux forges rougeoyantes.  Là est le nombril du monde : la porte par laquelle la terre entière et la mer sont sortis,. Là est le domaine des dieux et des génies, des morts, des ancêtres et des hommes à venir !
Alors, vous pensez … Quand Haroun Tazieff est arrivé …
Il est venu, le célèbre vulcanologue. Il était accompagné de toute une équipe et parmi eux, des Mélanésiens pour lui servir de guides. Il a planté son bivouac chez le médecin français de White-Sand non loin du volcan. Là, il a passé la nuit. La nuit ? – Pendant qu’il soupait, ses équipiers chantaient et buvaient avec le personnel de l’hôpital. On racontait des histoires. On était gai. On cherchait à se flatter, à montrer son importance . On disait ses exploits et ceux du savant … Ceux du « sorcier » :
- « Et puis quand il descend dans le cratère, tout au fond, nous emportons des flacons. Il attrape les génies du feu, les mets dans les flacons, ferme avec des bouchons. On les emporte pour les observer et les faire parler. »
Ce sont les prélèvements que le vulcanologue effectue, prélèvements de matières, de gaz et de liquides. C’est vrai, les flacons, il les emporte pour les étudier dans son laboratoire …
Ah ! Bien oui ! … Les convives ont parlé ! Le lendemain matin, Haroun Tazieff et son équipe se rendent au volcan. Ils grimpent tout en haut, s’équipent de casques et de cordes. Le ciel est bleu, pur et la mer, que l’on voit vers Port-Résolution est bleue elle aussi, d’un bleu serein.   On  descend tout au fond, aisément somme toute. La respiration de la terre est calme, le souffle régulier, les émanations sont faibles : Les conditions idéales. On fait les prélèvements de la manière habituelle à ce genre d’expédition. On scelle les flacons. On remonte : La grimpée est moins aisée que la descente car l’intérieur du cratère est fait de cendres et de poussières. On arrive au sommet et là …
Là, on se trouve en face d’une troupe de natifs calmes, mais menaçants. Tous de sexe masculin, torses nus, un pagne autour de la taille, les cheveux en broussaille, quelques plumes sur la tête ou des bracelets autour des bras : Des guerriers, de toute évidence, et des guerriers déterminés.
« Enfermer les génies dans des flacons, les emporter hors du cratère ! Enfermer et emporter les dieux ! … Pas question :
« Nous avons encerclé le volcan. Vous n’en redescendrez qu’après avoir ramené les dieux et les génies chez eux ! »
Et le fait est, il faut bien se rendre à l’évidence, impossible de regagner la plaine !
Il faudra, pour sortir Tazieff et son équipe de ce pétrin-là, toute la persuasion des deux délégués, l’Anglais et le Français … accompagnés des milices armées des deux nationalités. 





Le volcan ! Lorsque j’arrive à Tanna pour la première fois, le volcan fait des siennes : Le nuage noir d’humeurs qui s’élève monte tout droit à des hauteurs inimaginables et puis s’allonge au-delà des horizons. Dès le terrain d’aviation, dès le magasin du trader, on entend l’énorme respiration. On se déplace dans un brouillard de poussières. Les bananiers sont gris, les papayers, les cocotiers, la piste, les toits, tout est gris. On met son mouchoir sur le nez pour respirer à peu près librement. L’après-midi n’est pas achevée et il semble que le soir tombe déjà. La terre tremble.
Les gens qui m’accueillent ne semblent pas perturbés outre mesure : Ils ont déjà vu ça ! je le reverrai sans doute …
Laisse aller, Michel. Laisse aller ! 
Les hommes que je vois au bord de la route ont, eux aussi, le torse nu. Ils portent des pagnes décolorés. Leurs yeux, sous l’abondante chevelure, sont surmontés d’une sorte de visière orbitale. Le bras droit est pendant, la main tient un sabre d’abattage. Impassibles, énigmatiques  …
Ah ! L’illustration de mon atlas : « Un cannibale » !
Laisse aller, Michel  …
Le chauffeur me conduit jusqu’à Isangel ; Capitale ! – Deux maison en bois, l’une pour le représentant britannique, l’autre pour le représentant de la France : Nous sommes sous le régime du condominium ! Quelques cases de roseaux pour abriter les milices, l’administration et … la prison ! La piste grimpe, tourne et vire à travers brousse et forêt : Deux murs de végétation, l’un à droite, l’autre à gauche …  Comment pénétrerait-on dans une forêt pareille ? Et puis on débouche sur une vaste pelouse. On contourne un énorme figuier-banian . À travers les nœuds de serpents que forment les troncs et les racines aériennes on devine les murs d’un vieux bâtiment que le banian a avalé ! On dit que les racines aériennes qui tombent des branches vers la terre, servent de câbles et permettent les communications avec les ancêtres, sous le sol …
L’école ! Elle est là, long bâtiment sans étage, construit en béton ou en parpaings enduits, couvert de tôles rouges : trois classes, un dortoir, un réfectoire, une cuisine, une salle équipées de longs lavabos de zinc et, à l’extrémité, ce qui sera mon logement. C’est là que je vais vivre pendant trois ans avec ma famille. Mon épouse me rejoindra dans deux mois, dès la naissance de notre second enfant. Je les irai chercher à Nouméa.

             *
Comme on me l’avait annoncé, mon prédécesseur n’est pas encore parti. Il a une femme et deux jeunes enfants. Tout ce monde ne semble pas avoir trop souffert de son séjour à Tanna. Il n’y a pas de raisons pour que mon séjour soit plus désagréable. Mon prédécesseur s’appelle Monsieur Lempereur, cela ne s’invente pas. Il est Marseillais et parle avec un fort accent méridional. C’est lui qui a ouvert cette école, donc les enfants qu’il a formés parlent français … « avé l’assent » de Marseille … Impayable ! Il faudra que je fasse des efforts pour m’y mettre !
Mais quand même … Je n’arrive pas à comprendre qu’on lâche ainsi des enseignants dans la nature ( Et quelle nature !) sans les former ni les informer ! La jeunesse est souvent inconsciente et c’est avec une belle ardeur que nous nous mettrons au travail : Monsieur et Madame Lempereur sont partis, ils avaient juste le temps de clouer leurs caisses ! L’administrateur, direz-vous ? – Son épouse et lui-même m’ont reçu en grands seigneurs : Ce sont des diplomates ! Ils m’ont même offert une généreuse hospitalité au début de mon séjour, mais … Autour de quoi les conversations tournaient elles, déjà ? Un Administrateur de ce niveau, cela reçoit, cela rédige des télégrammes, cela garde ses idées pour soi et pour ses égaux. Je n’étais pas son égal. Des Administrateurs, nous reparlerons !
Nous pourrons parler des Savants et des Chercheurs … Eux, ils sont admis dans les cercles ! il en est toutefois qui refusent d’y entrer. Ces derniers, les administrateurs les craignent : Ils se veulent trop indépendants et sont  trop souvent critiques … Et ils écrivent !  Parlons de la morgue de certains : Vint à passer un jour à Tanna un grand Monsieur, ethnologue, anthropologue, ethnographe, spécialiste des sociétés mélanésiennes et connaisseurs des objets d’art que l’on qualifie de « primitifs ». Il s’appelait Monsieur Jean Guiart et il résidait en Nouvelle-Calédonie. Il traversa mon école, accompagné par l’Administrateur, Monsieur Duc-Dufayard …
-       «  Cela sent l’urine ! », dit-il en passant à côté des feuillées … Eh ! pardi ! – Que vouliez-vous que cela sentît ? Ce furent les seules paroles que je l’entendis émettre – Eh ! Monsieur le Spécialiste, vous eussiez mieux fait de me parler de sociologie mélanésienne, cela m’eut été plus utile !
Par contre … Mais hélas cette nouvelle rencontre fut aussi brève et aussi dédaigneuse, (Mais plus productive, puisque je n’ai cessé d’y penser, pendant le reste de ma carrière d’enseignant) … Une anthropologue Brésilienne vint à passer, accompagnée, elle –aussi, de Monsieur Duc-Dufayard … Avant de disparaître pour aller souper à la Délégation française, elle me glissa une question :
« Vous êtes certain que les Men-Tanna (C’est ainsi que l’on nomme les natifs de cette île), vous êtes certain qu’ils avaient besoin de notre enseignement ? ---- Vaste sujet ! J’ai repris cette question tout au long de mes affectations en Polynésie, au Congo, aux Seychelles, en Thaïlande et au Laos …
Vaste sujet ! On ferait bien d’y réfléchir. Madame, c’est vous, en deux ou trois mots, qui avez le plus mûri mes pensées.
De fait, j’aurais bien aimé que l’on me renseigne sur les objectifs de l’enseignement français aux Nouvelles-Hébrides : Nous sommes là pour quoi ? Nous nous trouvons devant quoi ? – Non, rien : 
- « Je viendrai, le moment venu, faire passer à vos élèves les épreuves du Certificat d’études primaires … »  - Le même qu’en France ?


          *


Nous avions, en internat, un peu plus d’une centaine d’élèves, dont les âges s’échelonnaient de cinq à quinze ans . Ils étaient tous habillés d’un short kaki et d’une chasuble sans manche de même couleur. Pour lutter contre les poux, le « coiffeur » tondait les crânes. Nul ne s’en est jamais offusqué. L’école comptait trois classes. Mon épouse, quand elle m’eut rejoint, en tenait une, un moniteur qui nous venait de Nouvelle-Calédonie en tenait une autre (Il avait été formé dans la grande Île par les établissements du Pasteur Charlemagne). Un cuisinier, un surveillant des plus attentionnés et des plus sympathiques, qui s’appelait François Nalipini (Qu’es-tu devenu, François ?). L’intendance était assurée par l’administrateur français, dont la résidence jouxtait la concession scolaire mais, lorsque le riz venait à manquer en fin de mois, nous servions des papayes vertes, qui se cuisent comme des courgettes. Lorsque la viande maquait, (Elle nous arrivait surgelée et nous la conservions dans des congélateurs à pétrole … Dont il fallait surveiller la mèche car elle avait tendance à charbonner et à émettre de la fumée.) Lorsque la viande manquait, je prenais mon fusil et j’allais, le soir, tirer les roussettes, énormes chauves-souris qui venaient ronger les fruits, la nuit. Je ne le fis pas souvent d’ailleurs car un soir, une roussette fit entendre de tels cris de bébé blessé que je ne renouvelai pas l’expérience. Cela se mange, la roussette, et c’est très bon : En Nouvelle-Calédonie, on les accommode souvent en civet, comme les lièvres chez nous. J’avais fait planter du maïs par les élèves : Les poules sauvages s’en donnèrent à cœur joie … de même qu’elles s’en donnèrent à cœur joie dans les tournesols que j’avais semés pour le plaisir : Les poules sautaient sur leurs deux pattes pour atteindre les corolles et piquer les graines de leur bec : On aurait dit qu’elles étaient montées sur ressorts.  J’avais d’autres ressources, en cas de nécessité : Je possédais un filet d’une trentaine de mètres et je pouvais, avec quelques élèves, aller barrer une crique pour prendre du poisson. Enfin … On n’apprenait pas cela aux instituteurs dans les écoles normales, ni, à plus forte raison, aux jeunes instituteurs qui, comme mon épouse et moi-même, n’étaient pas passés par les écoles normales et s’étaient débrouillés tout seuls … On ne m’avait pas enseigné comment il fallait s’y prendre pour abattre une vache, pour la suspendre à une branche avec une corde, la tracter avec la Land-Rover … Mon Inspecteur, Monsieur Martin, débarqua de l’avion de Port-Vila un jour sans m’en avertir : Mes élèves étaient en classes, sages, très sages, occupés aux traditionnelles « questions de dictée », moi, j’étais dehors, torse nu, la taille ceinturée d’un vieux sac à coprah : Je taillais des steaks dans la carcasse de la vache ! – Il ne trouva pas ma conduite anormale :
« Moi, il faut bien, avant de leur apprendre quoique ce soit, que je leur remplisse l’estomac ! »
N’exagérons rien : En général, les vivres arrivaient en temps voulu. Je reçus même du poisson surgelé, des tazars qui nous arrivaient de Nouméa, raides et enveloppés dans une mousseline.
Pour mon compte, j’avais un jardin potager et j’employais un jeune Man-Tanna pour l’entretenir. J’appris là, pour la première fois, à faire pousser des tomates, mais il fallait en recouvrir les plants pour les tenir à l’ombre ! Nous n’avons jamais manqué de légumes frais. J’avais aussi des volailles et Bob Paul m’avait offert un couple de lapins … qui avaient fait des petits ! J’eus aussi un cheval et Monsieur Duc-Dufayard me prêta une selle. Je ne le montai pas très souvent, je n’en avais guère le temps ! La nuit, même, il me fallait me lever, passer dans le dortoir, veiller à ce que tout se passe bien : Il me souvient qu’une nuit, ayant décelé la lumière d’une lampe électrique, cachée sous les draps d’un lit, je trouvai un petit bonhomme de cinq ou six ans très occupé à … faire courir un pou sur une feuille de papier ! Lorsque les enfants nous arrivaient, à la rentrée scolaire, il fallait tout leur apprendre : Je me souviens d’avoir trouvé un autre petit, la nuit … en train de faire ses besoins dans le couloir !
Certains disent que les gens de Tanna, pour la plupart d’entre eux, en étaient encore, à mon arrivée en novembre 1962, à l’âge de la pierre polie … C’est une façon de voir ! – Surtout quand on demeure à Port-Vila, que l’on fréquente les cocktails entre « personnalités », quand on est admis aux croisières de l’Alizé, le yacht de la Résidence de France, quand on est admis sur les courts du club de tennis, ou quand on fréquente le Club britannique !
Je ne dirais pas, pour ma part, les choses comme cela. Certes, j’ai recueilli quelques pierres polies : herminettes ou hachettes, encore qu’il soit devenu très difficile d’en trouver tant les missionnaires presbytériens en ont fait jeter à la mer et tant les « anthropologues » en ont collecté, en même temps que des bois sculptés : masques, tambours,  casse-tête ou plats à lap-lap … Certes, les Men-Tanna se vêtent de peu, certes, ils ont coutume, le soir, de se réunir sous le banian pour boire le kawa, qui est une drogue euphorisante. Certes, ils se réunissent épisodiquement sur une place de terre battue pour y danser en chantant et en secouant des cosses sèches, certes, ils font des changes de femmes. Certes, ils se livrent périodiquement pour faire de véritables holocaustes de cochons noirs. Certes, ils fuient, pour la plupart d’entre eux, les contacts avec les Européens. Certes, nous savons qu’ils placent l’essentiel de la puissance divine dans le coeur du volcan. Certes,  nous savons qu’ils pratiquent la magie …. Nous savons … Nous savons … Que savons-nous ? – Au final, peu de choses !



Je dis, moi, que les Men-Tanna sont arrivés à un stade de développement tributaire de leur histoire et de l’histoire que les Européens leur ont faite. Ils ne sont pas restés en arrière. Leurs croyances, leurs vie sociale, leurs pratiques ne sont pas plus « néolithiques que les nôtres ; elles sont différentes. Leurs accoutrements de fêtes ne sont pas plus incongrus que nos accoutrements de fêtes ! Leurs maisons en roseaux sont issues d’un long processus d’adaptation aux conditions climatiques et aux ressources naturelles. Ils subissent les forces cycloniques, les pluies diluviennes, les secousses sismiques, les éruptions volcaniques et les tsunamis. Leurs craintes ancestrales et leurs pratiques conjuratoires sont issues de cela. De plus, ils ont vu arriver les Européens et leurs missionnaires. Ils se sont soumis à des croyances venues d’ailleurs : Ils ne comprenaient pas toujours, mais ils voulaient bien y croire ! L’Évangile des missionnaires, et surtout celui des missionnaires presbytériens de rite écossais voulut leur imposer une morale qui leur était étrangère, des rites venus d’ailleurs et qui venaient en conflit avec leur raison : Ils imposaient le regroupement en villages ordonnés, situés près du littoral, un urbanisme étranger, ordonnant les habitations autour d‘une place qui ne devait plus être une place de danse. Ils interdisaient le Kawa alors qu’il s’agissait d’une boisson dont la consommation relevait  quasiment d’une religion. Ils imposaient la prière quatre à cinq fois par jour, dans une église dont le son des cloches venait, à intervalles fixes, et surtout le soir, à l’heure du Kawa, perturber les esprits. Ils finirent par imposer ce qu’ils appelaient la « Tanna-Law » (La loi de Tanna), dont les préceptes et les contraintes n’avaient d’autre justification que les versets de la Bible ou, plutôt, l’interprétation que faisaient les Pasteurs et leurs catéchistes des versets de la Bible. Alors, Pasteurs et catéchistes créèrent des tribunaux, jugèrent les contrevenants aux règles qu’ils avaient eux-mêmes édictées, prononcèrent des condamnations, infligèrent des peines de prison, de travaux forcés, de bannissement … 

Nous connaissons d’autres exemples de ces théocraties qui, issues d’excellents sentiments, tournent à la dictature. Les murailles et les tours, les cathédrales et les couvents, les prisons de Mangaréva, dans l’archipel des Gambier, les « polices » chargées de traquer les « sacrilèges » et les adultères, les bannissements, les excommunications  et les embarquements sur des radeaux de « fortune » à la merci des océans  … Nous connaissons !
À Mangareva, ce furent les autorités civiles qui intervinrent et l’on envoya d’Entrecastaux pour vider les prisons. À Tanna ce furent les Men-Tanna qui se révoltèrent : Ils ne brûlèrent pas les églises, ils ne saccagèrent pas les villages, ils n’organisèrent pas de tueries … Ils tournèrent le dos, revêtirent leurs costumes ancestraux, désertèrent les églises, les agglomérations, les tribunaux et les écoles … Ils retournèrent dans leur brousse, revinrent à leur kawa, à leurs danses, à leurs chants, à leurs coutumes.
Encore, en 1965, les Men-Tanna s’organisaient sous le règne de la Coutume (Kustom). Nous déplaçant sur la piste qui conduit aux White-Grass ou sur celle qui mène à White-Sand  et à la plaine volcanique, il nous arrivait parfois de voir furtivement passer un homme demi-nu, qui tenait un arc à la main. Il traversait le chemin le plus vite qu’il pouvait et s’enfonçait dans la forêt, dans l’ « impénétrable forêt ». C’était un chasseur ; il s’en allait chercher les pigeons verts, les gros pigeons sauvages consommateurs de baies dans les gigantesques frondairons des banians.
Atmosphère lourde, c’est vrai ! L’atmosphère était rendue d’autant plus pesante que, somme toute, les Men-Tanna nous fuyaient. Nous ne rencontrions au « store » guère plus de natifs que ceux qui, occasionnellement, venaient y acheter, qui un couteau, qui du tabac ! La plupart de ceux que nous côtoyions n’étaient que des employés et des serviteurs, devenus semblables à nous-mêmes.
Atmosphère d’autant plus lourde que l’on savait .. . On savait que sept à huit mille habitants vivaient sur cette île. Ce n’est pas rien, une population de sept à huit mille habitants sur une île d’une trentaine de kilomètres de long ! On croisait parfois quelques, sur le bord des chemins : Elles portaient, appuyés à l’épaule, de longs bambous creux dans lesquels elles transportaient l’eau potable, pour la ramener dans leur foyer.
Atmosphère d’autant plus lourde que nos voitures longeaient, le soir, des places de terre battue  et ombreuses. Des silhouettes pouvaient se distinguer : Hommes accroupis, tassés sur eux-mêmes, « cuvant » leur Kawa et plongés dans leurs rêves. Il arrivait que l’un d’eux fût en chemin, tel un zombie, marchant à pas feutrés, hésitants, absent au monde et aux autres :
-       « Éteignez les phares de votre voiture. Quand ils ont dans cet état là, ils ne supportent ni la lumière, ni le bruit »…
Le kawa, c’est une plante, de la famille du chanvre, je crois. Cette plante, et la consommation de ses racines sont, ou étaient répandues, je crois, dans presque tous les archipels de l’Océan Pacifique. La racine est lavée, mâchée par les jeunes hommes. Le suc en est  craché et filtré sur un morceau d’écorce de cocotier, recueilli dans une demi-noix de coco, bu lentement … On attend ensuite que la boisson fasse son effet. Les femmes ne sont pas admises à ce rite et chacun a sa place bien déterminée sur le bord de la place, le soir venu. On reste là, immobile, dans une sorte d’hébétude et d’euphorie, jusqu’à dissipation des effets. Il semble que, pendant tout le temps où il agit, le Kawa vous fasse « sortir du monde ».
L’homme blanc a inventé d’autres moyens de rejoindre ses dieux !





Ni Louisette, ma femme, ni moi-même ne nous étions enquis le moins du monde des émoluments que nous réservaient notre affectation : Nos traitements nous étaient versés sur un compte bancaire en Francs-Pacifique (évalués à cinq fois la valeur du Franc métropolitain). Il nous fallait ensuite convertir en Livres Australiennes puis, dans certains cas, en Dollars américains. Vous voyez comme c’est facile ! En classe, nous nous efforcions de ne proposer à nos élèves que des énoncés de problèmes de mathématique faisant intervenir la monnaie locale, mais les manuels dont nous disposions utilisaient le Franc Métropolitain ! … 
C’était facile à faire comprendre à nos petits Canaques, n’est-ce pas !
Il faut penser que cela n’avait guère été plus facile pour ceux des Men-Tanna qui étaient allés, depuis que les blancs fréquentaient les îles, travailler sur les plantations de Port-Vila ou dans les mines de Nouvelle-Calédonie, ou encore pour le compte des entreprises Australiennes ou Néo-Zélandaises ! Et pourtant, c’était bien le cas : Des recruteurs avaient circulé dans les archipels pour engager des travailleurs qui, une fois de retour chez eux, semblaient bien ne pas avoir du tout envie d’adopter les coutumes européennes et ne demandaient qu’à revenir … Sur leurs places de danse, que l’on appelle les « Nakamal ». 
Depuis la disparition de la « Tanna-Law » et la désertion des villages chrétiens, les Hommes de Tanna avaient tout simplement disparu dans la brousse ! Leurs jardins dans lesquels ils cultivaient l’igname, les cochons noirs qu’ils élevaient, suffisaient à leur bonheur ! Plusieurs fois même, ils imaginèrent l’abandon pur et simple du système monétaire en usage chez les blancs : Un « prophète » annonçait qu’il fallait se débarrasser de toute monnaie et billets de banque  … On allait les dépenser, en totalité et d’un seul coup chez le « trader » le plus proche. Cela signifiait que l’on refusait les valeurs européennes et que l’on revenait au système traditionnel des échanges. Ce système des échanges n’avait pas de mal à fonctionner, du reste : On avait besoin de peu de choses  et le sol des jardins était suffisamment riche pour que, à condition d’observer les rites et les magies, les taros et les ignames poussent en abondance … La pêche ? – Les Men-Tanna sont peu pêcheurs.
Lourdeur de l’atmosphère … La saison des pluies est terrible : Ce sont les cataractes du ciel qui s’ouvrent … Un rideau opaque descend  sur les fenêtres et les portes. Inutile d’enfiler un imperméable pour sortir : Trop chaud et trop d’eau ! Les bananiers pleurent à chaudes larmes.

                                        *

L’autre voie             
                  L’autre voix


Notre démarche scientifique emprunte des chemins balisés par ce que nous appelons la raison. À Tanna (et ce n’est qu’avec le recul du temps que je le perçois si nettement…), à Tanna régnait la poésie. Y règne-t-elle encore, en 2010, où bien le « monde blanc » est-il parvenu à planter ses balises ?
Je relis Octavio Paz :
- « La discorde entre poésie et modernité n’est pas accidentelle, mais consubstantielle. Ella apparaît dès l’aube de l’ère contemporaine au sens large, avec les premiers romantiques. Paradoxalement, cette incompatibilité est l’un des attributs de la poésie moderne, peut-être son élément central, qui la rend acceptable pour le lecteur. Celui-ci, en effet, voit en elle une image de sa propre situation. Seuls des modernes pouvaient être antimodernes de façon aussi radicale , écartelée, que l’ont été tous nos grands poètes. Fondée sur la critique, la modernité sécrète naturellement son autocritique. La poésie a été une des manifestations les plus vives, les plus énergiques de cette démarche. Sa critique n’a été ni rationnelle ni philosophique ; elle a été passionnelle, elle s’est faite au nom de réalités ignorées ou refusées par l’âge moderne. La poésie a résisté à la modernité ; en la niant, elle l’a vivifiée. Elle a été sa réplique et son antidote. »
Les Men-Tanna, après avoir essuyé les coups de canon des premiers visiteurs européens, après avoir été contraints à quitter leurs cases de bambous pour se rapprocher des églises, après s’être embarqués sur les bateaux des recruteurs pour aller travailler dans les mines de Nouvelle-Calédonie ou sur les plantations néo-zélandaises et australiennes, après avoir plié sous le joug de la « Tanna Law » des missionnaires presbytériens et anglicans … Les Men-Tanna sont retournés à la poésie. Certes, notre poète mexicain ne pensait guère aux Men-Tanna lorsqu’il s’exprimait dans « L’Autre Voix », mais le développement de sa pensée s’intègre  tellement  à ma réflexion actuelle !
Une page plus loin, n’ajoute-t-il pas :
- « La poésie est la mémoire faite image et l’image transmuée en voix. L’autre voix n’est pas celle d’outre-tombe ; c’est la voix de l’homme endormi au fond de chaque homme. Elle a mille ans, elle a notre âge et n’est pas encore née. C’est notre aïeul, notre frère et notre arrière-petit-fils.
Ajoutons, (je cite de mémoire), La réflexion d’une vieille dame dont je ne souviens plus le nom. Elle répond à Margaret Critchlow Rodman, l’anthropologue (Houses Far from Home – 2001-University of Hawaï Press) 
-          « Mais non, ils ne sont pas revenus à l’âge de la pierre polie … Le mode de pensée et le mode de vie qu’ils ont adoptés sont des réponses à leur environnement et à leur histoire … Des réponse « modernes » … D’autres réponses. »
D’ailleurs, la même anthropologue n’écrit-t-elle pas, en exergue du chapitre concernant Tanna :
-          « In Tanna, all stories start with rumors and end as myths. »
Ce que je traduirais par :
-          «  À Tanna, toute histoire débute par des rumeurs et s’achève sous forme de mythe. »
Et ne voit-on pas, là même, le propre de la démarche poétique ? - La poésie n’est-elle pas une démarche née de la perception, nourrie d’images, d’assonances, de ressemblances, de métaphores ? « Elle   consiste, essentiellement, dans la faculté de mettre en relation des réalités contraires ou dissemblables. » Nous rappelle Octavio Paz encore une fois. Elle est souvent dionysiaque, parfois frénétique et parfois extatique, parfois élégiaque …. Elle suit d’autres voies que la logique. Elle suit d’autres voies que celles de la raison. Elle s’exprime parfois par le silence. La poésie a ses propres voies et ses propres voies ! Octavio Paz a écrit :

- «  La poésie est l’antidote de la technique et du marché. »
(Opus cité).


À l’origine, avant l’arrivée des grands bateaux montés par les Espagnols, les Portugais, les Anglais et les Français, les Men-Tanna étaient, selon toute probabilité, des guerriers. Ils étaient organisés en clans, peut-être issus de migrations successives.
En 1962, lorsque j’arrivai dans l’île, on distinguait, outre ces clans dont la perception n’était pas claire, cinq groupes de population :
Les traders qui constituaient la plus petite minorité, mais dont l’importance économique et politique pesait lourdement, et de tout son poids, sur le passé, le présent et l’avenir de l’archipel.
Les administrateurs et les fonctionnaires européens, auxquels il faut ajouter les fonctionnaires indigènes dépendants, soit de la résidence britannique, soit de la résidence française, soit de l’administration condominiale.
Les missionnaires chrétiens, presbytériens et anglicans, catholiques et adventistes, dont l’influence avait été prépondérante, au point que, de fait, ils avaient administré les îles. À notre arrivée, cette influence avait quasiment disparu (à Tanna, mais non dans l’archipel). Les villages bâtis sur le littoral, autour des églises, étaient déserts et la population s’était dispersée dans la « brousse ».
Les Men-bush, dont les mœurs et les lois étaient régies par la « coutume », laquelle, dans ses règles aussi bien que dans son cérémonial, se tenait soigneusement à l’écart du code condominial. On peut estimer que la « coutume » avait repris les formes ancestrales qui étaient, à peu de choses près, les mêmes que celles qui avaient organisé la vie sociale avant l’arrivée des grands navigateurs

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