lundi 3 mars 2008

SUR LE ROCHER D'ANTIOCHE


























C’est un soir de décembre. La nuit est tombée tôt. Il ne reste du jour qu’une sorte de laitance blafarde sur l’horizon. Elle ne tardera pas à s’évanouir. La lanterne, au-dessus de la porte de l’estaminet, marque à peine sa tache blanche sur le mur. Il a plu des hallebardes. C’est fini maintenant, mais, sous la capuche de mon ciré, j’ai le visage encore ruisselant. Heureusement, j’avais mis mes bottes.


Je n’irai pas à la côte ce soir. C’est mon tour d’aller mareyer le “Grand Sabia “, la pêcherie la plus éloignée , tout près du rocher d’Antioche. Ce n’est pas la tempête qi m’empêchera d’y aller, mais le coefficient est trop faible : L’écluse ne dérasera pas. Je vais chez Aline, la mère Thibaudeau, pour faire la partie avec les amis. La partie de manille, comme tous les soirs quand on a le temps, une fois les outils rangés et les animaux soignés.


J’ouvre la porte. J’ôte mon ciré. Je le tend à Aline : Elle le mettra à sécher dans sa cuisine. Je balance ma casquette sur la patère : Eh ! Oup ! Je n’ai pas loupé mon coup !


Toutes les dix secondes, le pinceau de lumière du phare de Chassiron embrase la fenêtre puis s’éteint.










La salle est familière, basse, sombre, ménageant des coins où l’on imaginerait je ne sais quoi si l’on ne savait depuis longtemps ce qui s’y trouve : L’horloge, là, dont le pendule luit de tous ses cabochons et de tout son cuivre jaune. Ici le comptoir, avec le percolateur chromé, lâchant parfois un jet de vapeur, là, une table entourée de quatre chaises de bois, une autre ici, sur laquelle est posé un cendrier de porcelaine. Le calendrier des Postes est accroché à côté de la porte, et l’annuaire des marées, dont les indications, chaque jour, sont cochées de façon qu’on puisse y lire le coefficient et l’heure de la marée : Le coefficient est de cinquante deux aujourd’hui ...Quand je disais qu’il était inutile de se déranger ! Le grand Sabia ne dérase qu’à partir de quatre vingt cinq !
Il fait chaud : Le poêle à charbon ronfle au-milieu de la pièce qui sent la pipe.


Les amis sont là, autour de la troisième table. Dans l’ombre, leurs visages s’éclairent du côté de la lampe. Il y a Tortecol, et puis Méchin-Tête-de-Chien, suçant sa pipe éteinte, comme à l’habitude. Il y a le grand Pajot : Ses joues et son menton sont hirsutes, il ne se rase que le dimanche.














Petit-Sifflet est assis à califourchon sur une chaise à l’envers? Il appuie ses deux bras sur le dos du siège et semble réfléchir. Son éternelle casquette de marin est repoussée en arrière, laissant voir un front dégarni sur lequel il passe la paume de la main gauche. La droite tient les cartes car la partie est engagée. Je salue.


Les verres sont vides. je demande à Aline de les remplir. Elle part derrière le comptoir, chercher un verre et la bouteille. Le vent a repris des forces au-dehors. On l’entend siffler, souffler, battre les volets. Ici, les barres sont mises aux fenêtres et aux contrevents. La pluie se met de la partie. Méchin se lève pour me laisser la place : la Marie l’attend dit-il. Hier, elle lui a passé un savon !


-” tu sais ce que c’est ! La tienne n’est pas différente ! Pour ça, en voilà deux qui savent crier ! Ce n’est pas que j’en fasse rand cas, mais je vais rentrer à la maison : La Roussette est prête à vêler. Il faut que je veille ! “


Bon, je m’assieds? Je bois une lampée? Je bats les cartes. Toutes les dix secondes Chassiron allume la salle et puis l’éteint. On s’y fait. C’est au Petit-Sifflet de couper. Je distribue. Méchin regarde par-dessus les épaules pour apprécier les donnes. Il claque de la langue en passant derrière moi.






Le salaud ! il signale ainsi que j’ai quelques belles cartes ! Il le signale à qui ? Je fais comme si je n’avais rien remarqué. Aline est retournée derrière son comptoir. Elle tripote les boutons de son poste de radio. Il crachote, siffle, et finit par faire entendre une musique espagnole ...


-” Ah ! Arrête ça ! On ne s’entend plus ! “


Un paquet de Caporal circule autour de la table. Chacun roule sa cigarette, la colle d’un coup de langue. Le Grand Pajot essuie sa moustache, jaunie, mais triomphante. La fumée du tabac ne tarde pas à se développer, à nous envelopper, à assombrir encore, si c’etait possible la salle dont on ne distingue plus l’autre bout. Et toutes les dix secondes ...


Voix calmes,basses, rares. Gestes calmes aussi, machinaux, mécaniques, du poignet pour abattre la carte, du bras tout entier pour attraper le verre à pied. Visages attentifs, sérieux, fermés. Aline n’a pas arrêté sa radio. Elle en a seulement baissé le volume sonore. Cela va bien : ça nous fait un bruit de fond. Cela ne nous gêne plus.


- “ Allez, je m’en vais, dit Méchin. “








Il se lève, remonte ses bretelles et son pantalon, rentre la queue de sa chemise. Il porte toujours une ceinture de flanelle rouge , comme les anciens : C’est bon pour prévenir les rhumatismes.
Cochon de temps ! Lui, il n’est pas bon pour les rhumatismes. Méchin endosse son ciré, ajuste sa capuche. Le voilà parti !


-”Salut les gars, à demain ...”


-”À demain”, je grommelle. Les autres en font autant, certains que demain sera semblable à aujourd’hui, ou à peu près !


Je remarque la spirale de papier collant jaune, qui pend au plafond pour attraper les mouches. Elle s’est décollée. Elle est prête à tomber. Parmi les taches noires que font les insectes morts, une bouge encore. Elle fait vibrer ses ailes. Elle fait de la musique. La même musique que le vent. Elle s’essoufle parfois. Elle fait des poses. `


On dirait que la tempête redouble. Le vent s’engouffre dans la cheminée. La porte du poêle laisse échapper une bouffée de fumée verdâtre, nauséabonde.


-” Poussah ! ... Un temps à ne pas laisser une sorcière traîner dans la rue ! “






la porte s’ouvre. On dirait plutôt qu’elle explose, littéralement, avec un grand bruit. Une bourrasque s’engouffre, tourne dans la pièce, agite les rideaux ... Le papier tue-mouches a volé par terre. Voilà ma casquette au sol elle-aussi. Il nous faut nous y mettre à deux, qui nous sommes levés précipitamment, pour repousser le battant et tourner le bec-de-cane. Le carillon de la porte tinte longuement.


Mais ce n’est pas une explosion. C’est la Mélie qui est entrée, tout de noir vêtue, comme à son habitude, avec son fichu sur la tête. Elle doit venir de l’école, juste à côté : C’est elle qui fait le ménage dans les classes, une fois par semaine, après la sortie des écoliers. C’est elle aussi qui tient le bureau des autobus : elle enregistre les colis au départ et réceptionne ceux qui arrivent. Elle a couru. Elle est essoufflée. Quel âge elle a, la Mélie ?


-” Autant demander l’âge du pied de tamarin, à côté de la Mairie ... On l’a toujours connue, la Mélie !


Elle a toujours été là. Et je crois bien qu’elle a toujours eu le même âge ! Elle est toute ronde, la Mélie, toute ronde, mais on ne saurait dire qu’elle est grosse. Elle avance difficilement, s’essouffle aisément. Ses joues sont aussi rebondies que les boules en verre, flotteurs de chaluts que l’on trouve parfois sur la plage.






Elle est brave. On la respecte, mais on la craint aussi, un peu, et on l’évite : Elle pourrait bien savoir des choses ... On l’appelle la Mélie-aux-Herbes car elle a des secrets de médecine bizarres qu’elle prépare dans l’ombre de sa cabane. On la voit parfois, par les nuits claires, se promener dans les champs et dans les vignes. On la voit encore sur la grève, son sac et son canif à la main. On ne peut pas ne pas la reconnaître, sa démarche chaloupée est à nulle autre pareille. Les jours de grandes marées, elle part sur son tricycle, déhanchée à gauche, déhanchée à droite. Ayant laissé sa machine au pied d’un buisson, elle va dans des coins dont elle s’efforce de garder le secret... Pour gratter les palourdes ou l’on ne sait quoi de plus ! Mais les palourdes, elle en pêche ! Croyez-moi, elle connaît !


Ce n’est pas qu’on en ait peur, non, on n’en a pas peur ... Ses médecines sont bienfaisantes. tenez, l’autre semaine, est-ce que ce n’est pas elle qui a sauvé le petit qui avait le croup, chez les Barbier ? - Le docteur n’est arrivé qu’après !


La Mélie tend ses deux mains vers le Godin. Elle lui tourne ensuite le dos pour se chauffer les reins. Elle a un de ces postérieurs, la Mélie ! Nous avons repris notre partie de cartes. Cela n’empêche pas de jeter un coup del ... Simplement, on parle plus doucement.








Elle n’a rien dit, la Mélie. Elle parle peu ... Ou alors, il faut une occasion peu commune. Elle demande une tasse de Viandox, qu’Aline lui prépare aussitôt.


Tout à coup je reste en plan, mes cartes à la main.
C’est à moi de jouer, mais les autre sont suspendus comme moi, en attente de quelque chose d’assez extraordinaire. Aline aussi s’est figée.


-” Vous entendez souffler le vent ? Il ‘a semblé entendre un chien hurler, tout à l’heure ? “


-” Mais oui, c’est bien vrai : tout à l’heure, un chien a hurlé, longuement. Il a hurlé de frayeur. Il hurlait à la mort. C’était entre deux bourrasques. Nous l’avons bien entendu !


Le bouillon est brûlant. La Mélie se chauffe les paumes à la faïence. Elle s’est assise près du poêle. Elle ôte son fichu. Elle tousse deux fois, discrètement, puis elle se tourne vers nous et ... Elle parle ! Eh ! Oui, elle parle ! De saisissement, nous restons figés.


-” Vent qui souffle, cravans qui passent, chien qui hurle ... Souvenez-vous : nous sommes le deux décembre !”








-” Bon Dieu, mais c‘est vrai, que nous sommes le deux décembre ! Deux décembre ... Deux décembre mille neuf cent vingt quatre ... Le chien qui hurle ! le vent qui souffle !


Tortecol prend la parole :


-” C’est le deux décembre mille neuf cent vingt quatre. C’est ce jour-là que s’est perdu le Port-Caledonia, sur le rocher d’Antioche, sur ce maudit rocher ! ... Vingt cinq marins péris et le bateau perdu. La mer a rendu les corps, moins deux que l’on n’a jamais retrouvés. Elle a rendu aussi le cadavre du chien du bord.
Quant au bateau, il n’en est rien resté ! Un grand quatre mâts-barque, pourtant, avec une coque en acier ! Il mesurait plus de quatre vingt dix mètres de long, jaugeait deux mille deux cent quarante et un tonneaux, portait mille tonnes de nitrate, en provenance de Mejillones, au Chili ... On n’a retrouvé qu’une vergue en bois de dix huit mètres de long ... Et, de la cargaison, on n’a vu que quelques sacs de jute, vides puisque la mer avait dissout le nitrate ...”


“ Avoir navigué pendant quinze semaines ! Avoir passé le Cap Horn, avoir vaincu le Diable dans le pire des temps !”








Lequel d’entre nous a poursuivi ?


-” Dans le pire des temps. Puisque le navire était parti du Chili au début du mois d’août. C’est la saison la plus mauvaise, au Cap Horn ! L’hiver austral ! Les vagues y sont semblables à des montagnes ... Grimper dans la mâture par ce vent, par ce froid, encaisser la pluie, la grêle, se geler les mains dans les haubans et sur les vergues, agripper la toile entre les dents pour ferler le voiles ! Manquer à chaque instant de partir à la mer ...


-” Veiller tout le jour et toute la nuit aux glaces qui dérivent. Et pourtant, il faut bien le passer, le Horn ! Un quatre mâts-barque, il nest pas question de lui faire traverser le Détroit de magellan ... Allez-donc louvoyer dans tous ces canaux , entre toutes ces falaises, entre toutes ces glaces. Avec un quatre mâts-barque ! Il faut bien vingt à trente minutes pour un seul virement de bord ... Pensez, trois phares carrés et un phare aurique à l’artimon ! Il avait donc bien fallu passer le Horn ! Tout cela pour venir se briser sur le rocher d’Antioche, après quinze semaines de mer. Alors qu’on était si près du port ! “


“C’est vraiment manquer de chance. d’autant qu’à quelques mois près ... Dès mille neuf cent vingt cinq, le feu de la tour d’Antioche était allumé ! Plus possible de donner sur les rochers, même pendant la nuit le plus noire !




La Mélie-aux-Herbes reprit la parole. Elle parlait d’une voix sourde, mais bien distincte. Elle avait levé la tête et l’on pouvait penser qu’elle regardait à l’intérieur d’elle-même, les yeux perdus dans un lointain qui ne pouvait se situer que dans un rêve. Oui, c’est bien cela : Elle se situait au-delà du réel. On le sentait bien !


-” En mille neuf cent vingt quatre, je n’étais pas née. Ma cœur l’était, celle qui s’est mariée avec un marin de la Rochelle. Paix à son âme ! Elle est morte il y a déjà pas mal d’années. Et son mari l’avait laissée veuve depuis longtemps ... La mer l’avait pris, lui-aussi. Eh bien, savez-vous ce qu’elle racontait ? O! Elle s’en souvenait très bien, de ce naufrage. Pendant longtemps, elle en a fait des cauchemars la nuit.


-” Tous ces hommes que le vent cueillait dans les vergues pour les jeter dans les brisants ! Tous ces hommes : huit Finlandais, sept Allemands, deux Anglais, un Roumain, un Hollandais, un Hongrois et un Norvégien !


-” L’après-midi, il en restait encore une quinzaine sur le pont arrière. Les autres, montés dans la mâture, avaient péri dès les dix heures du matin, quand le gréement s’était abattu !








-”Le canot de sauvetage du port de Saint-Denis, ayant réussi à prendre la mer après plusieurs essais, était parvenu jusqu’au rocher, mais personne n’avait pu intervenir, tant les brisants étaient forts. Tenter le Diable plus avant eût été inutile et les sauveteurs auraient couru eux-mêmes à une mort certaine. A quatre heures de l’après-midi, il ne restait plus que trois hommes à bord du Port-Caledonia. Encore l’un d’eux avait-il été rattrapé par ses compagnons au moment où une lame plus forte que les autres l’emportait? c’était pitié de voir cela, grande pitié !


Le canot a pris le chemin du retour, à l’aviron. Le sémaphore indiquera que le dernier marin s’est jeté à la mer, à quatre heures et demie. Plus aucun espoir de s’accrocher à l’épave, que chaque vague recouvrait. Il s’est jeté à la mer et plus personne ne l’a revu vivant, pauvre garçon, il a plongé en tenant la photographie de sa fiancée entre les dents ! Elle a été retrouvée sur une plage de l’île de Ré, près de Sainte-Marie, deux semaines plus tard. C’était la photo d’une très jolie jeune-femme et le papier portai la trace très nette des dents qui l’avaient serrée ! La jeune-fille a-t-elle su un jour combien elle avait été aimée ? Cinq photographies, en tout, ont été retrouvées et remises au Consul de Finlande ...








Le bateau était Finlandais. Construit en Écosse certes, mais immatriculé en Finlande, à Nystad a-t-on dit. Il était affrété par la Compagnie Bodes, de Nantes, qui avait pratiquement le monopole du transport du nitrate du Chili vers la France. Son Commandant était le Capitaine Karlssonn, dont le corps fut l’un des rares que l’on a cru pouvoir identifier. Mais il vous faut savoir tout de même que ce ne sont pas vingt trois corps qui ont été retrouvés jusqu’à a fin du mois, roulés dans les goémons ... On en a retrouvé vingt quatre en fait, si l’on tient compte de celui qui a été découvert, horriblement mutilé, sur la Basse Benaie, dans l’île de Ré. Il ne pouvait provenir que du naufrage du Port-Caledonia. On l’a enterré dans le cimetière de saint-martin. La mer n’a donc gardé qu’un seul marin. Va savoir lequel ! ... On a beau avoir la liste des hommes d’équipage, trouvée sur le certificat sanitaire délivré au Chili ...”




Nous étions demeurés immobiles, pendant que la Mélie parlait d’une voix monotone et monocorde. C’est vrai, nous avons tous été marqués par le naufrage du Port-Caledonia ! Tous ... À Saint-Denis et à la Morlière... Pensez, le naufrage a été signalé par le sémaphore à six heures trente le matin. Autrement dit, et compte tenu de la saison, dès que les toutes premières clartés ont permis d’apercevoir quelque chose !






Deux décembre ! Jusqu’à seize heures trente environ, moment où le bateau a disparu, Tous les gens des deux villages sont restés en haut de la falaise, priant, espérant, suivant les efforts des canotiers, reprenant espoir à l’arrivée du canot de La Rochelle, un canot à moteur, celui-là ... Désespérant lorsqu’il devint évident que personne n’approcherait suffisamment du bateau en perdition ... Douleur de constater que le canot de sauvetage de Chaucre, amené jusqu’à la plage de Saint-Denis par un attelage de chevaux, ce canot non plus ne pourrait aller jusqu’à Antioche. Il ne parvint même pas à remonter le vent au-delà de la balise des Palles ! A vrai dire, il ne parvint pas à sortir du port !


Angoisse des femmes, des cœurs, des fiancées, des pères et des frères, à chaque coup de roulis un peu fort, à chaque coup de tangage ... Et il y en avait de gigantesques, des coups d roulis et de tangage ! L’instituteur avait conduit ses élèves au bord de la falaise; Dans un semblable drame, on espère, on souffre, on craint ensemble pour les siens et pour les inconnus dont la perte est devenue de plus en plus évidente.


Pensez donc ! À quatre cents mètres du naufrage, les canotiers de saint-Denis étaient parvenus !








Ils y étaient à treize heures, et ils avaient réussi à prendre pied sur le rocher. On les voyait très bien et on voyait très bien aussi les rouleaux qui déferlaient jusqu’à eux. On voyait très bien que personne ne pouvait avancer plus près. Quatre cents mètres, vous vous rendez compte ! Quatre cent mètres, qu’est-ce que c’est ? Presque rien.


Suffisamment pour regarder mourir ces hommes sans rien pouvoir faire, les derniers qui n’avaient pas été emportés dès le matin, quand ils étaient dans les vergues et dans les mâts. A dix heures et quart, le grand mât arrière tombe. À dix heures et demie, c’est le grand mât puis, à dix minutes d’intervalles, c’est le mât d’artimont et le mât de misaine. Les gens du village ont vu tout cela, sans rien pouvoir faire, que prier ...




*






_” Oui ! Eh bien moi, je vais vous dire ! On en a parlé souvent, ma cœur et moi. Le cadavre du chien du bord, on l’a retrouvé vers le quatre ou le cinq décembre. Eh bien il faut croire ce que je vais vous raconter, parce que c’est m’a cœur qui me l’a dit et, ma cœur, elle était assez grande à l’époque pour se souvenir ... Il faut me croire ! “


La Mélie avait changé de voix. Son ton était devenu plus aigu. Appuyée des deux coudes sur la table, nous regardant maintenant droit dans les yeux :


-” Le chien du bord ... Dans la tempête, ma sœur l‘a entendu hurler, hurler à la mort, longuement, dans la nuit.










-”Puis le hurlement s’est étranglé tout à coup. Ma soeur n’a jamais su exactement quelle heure il était à ce moment-là, mais elle était certaine d’avoir entendu le chien hurler au moment précis où le Port-Caledonia a heurté la roche. Malgré le vent, malgré la tempête, et Dieu sait si le vent soufflait ! Dieu sait si la pluie et même la grêle ! Tenez : Comme aujourd’hui ! Et il y avait de l’orage et des éclairs.


Elle se disait sûre que c’était bien avant six heures du matin !












-” Eh bien, moi, je vais vous dire ce qu’elle m’a raconté, ma sœur ... et il faut le croire !


Cela ne vous semble pas étrange, à vous, qu’un navire à quatre mâts, qui a été capable de vaincre le Horn, vienne se jeter sur le rocher d’Antioche, au petit matin, alors qu’il était si près du port et qu’il aurait pu tout aussi bien rester au large en attendant le jour ,
Cela ne vous semble pas étrange, qu’un capitaine expérimenté, qui vient de faire quinze semaines de navigation en descendant les côtes du Chili, puis en remontant l’Atlantique tout le long de l’Amérique du sud ... Vous trouvez cela crédible, vous, lorsqu’on vous raconte que ce superbe voilier est venu donner là, sur ce rocher, au lieu d’attendre le matin pour passer pertuis d’Antioche ! Il n’y avait pas de pilote à son bord e vous croyez qu’il n’en aurait pas attendu un ? Allons donc ! Trop facile ! Il faut trouver d’autres explications !


Comme la Mélie se taisait, mystérieuse, l’un de nous lui demanda d’aller plus avant, maintenant qu’elle en avait tant dit ! Mais on craignait quelque peu ... C’était la Mélie-aux-Herbes ! ... Elle prit le temps de boire son bouillon, à petites gorgées. On n’entendait plus que le cœur de la pendule, qui battait, qui battait. Nous avions oublié nos cartes.






-” Je vais vous dire, moi ! Je vais vous dire. Cela ne vous semble pas curieux, ce navire que l’on découvre là, subitement, alors que le jour n’est pas levé, et puis, le soir dès qu’il n’y a plus un vivant à son bord, tout à coup, le bateau disparaît, disparaît complètement ! Et l’on ne retrouve sur les plages que des cadavres, une vergue, et cinq photos ! Allons ! À qui fera-t-on croire une pareille histoire ? Des bateaux, il y en a eu d’autres, qui sont venus donner sur le rocher d’Antioche ! Beaucoup d’autres ! Ils n’ont pas disparu comme cela, effacés ... Leurs épaves sont toujours là. Un bateau de plus de quatre vingt dix mètres de long, avec une coque en acier ! Non, croyez-moi ... Il y a autre chose ! C’est une histoire de l’Autre ... Je ne veux pas le nommer, mais vous m’avez bien comprise.


-” Eh là ! Comme tu y vas, la mère ! Des histoires du Diable, personne n’y croit plus, aujourd’hui !”


-” Ah oui ! Vous dites ça. Eh bien, je vais vous raconter, moi, comment cela s’est passé !


-” Tout le monde sait qu’il y a des navires qui ont la poisse. Et vous le savez bien vous-aussi. Il y en a que le malin persécute dès leur lancement : Ils se couchent sur la rampe au lieu de descendre tout droit à l’eau ou bien, alors que leur quille a glissé convenablement dans la coulisse, ils vont donner sur le quai, sur un navire voisin .


-”On sait alors que ces navires là ont le mauvais œil. Le Malin les aura un jour, quelles que soient les compétences de leur capitaine. Il les aura ! Il les attend quelque part, à l’entrée d’un goulet, aux abords d’un récif, en pleine mer, parmi les déferlantes et les tourbillons ! Par temps calme, même, parfaitement calme, au hasard d’un incendie ...


-”Le Port-Caledonia a été construit à Glagow, très exactement en mille huit cent quatre vingt douze. On en a lancé,dans ce port écossais, des navires de toutes tailles et de toutes sortes ! La date de sa construction nous est fournie par les papiers du bord, que l’on retrouvés dans les poches des vêtements, sur les cadavres. C’était donc un bateau qui avait trente deux ans. L’ Autre avait attendu, laissant les équipages endormir leurs craintes. trente deux ans, Il a attendu ! Mais qu’est-ce que trente deux ans, pour Lui ? - Pas plus que pour la mer qui ronge à Chassiron !


-” Vous savez ce que c’est, Mejillones, au Chili ? L’instituteur me l’a montré sur son Atlas, sur la carte de l’Amérique du sud. Des déserts, des déserts, torrides, secs, au nord du pays, près d’un port qui s’appelle Antofagasta. Rien que des déserts, parmi les plus secs de la terre ! Le Cornu seul peut se promener là-dedans !








-”Des kilomètres et des kilomètres ... Des kilomètres de lacs salés desséchés. Des roches éclatées. À l’horizon, on voit fumer des volcans, les plus hauts de tous les volcans de la planète !


-” Les homme qui travaillent là-bas, dans les mines, à gratter les couches de nitrate, se brûlent le visage et les mains. Ils ont le dos pelé par le soleil. Ceux qui ne grattent pas le sol remplissent les sacs. Les autres les chargent sur leur dos pour les conduire aux navires ...












-”C’est cela, le nitrate du Chili, que l’on répand dans nos champs pour faire pousser notre blé ! C’est l’antichambre de l’Enfer et ces ouvriers sont des damnés ! Quand ils meurent, épuisés par le travail et par le soleil, leurs cadavres mêmes se dessèchent et se momifient ! On les trouve des siècles après ... Le rire de la mort s’affiche sur leurs lèvres. La peau se tend sur les os !


-” Les équipages des navires qui vont là-bas n’éprouvent que la hâte d’en repartir. Il faut pourtant bien y rester le temps du chargement ! Il est long, le temps du chargement ! Bien heureux encore quand l’Autre n’en profite pas pour faire éclore une épidémie de variole ou de choléra ! C’est tout ce qui saurait éclore, dans ces régions-là !












-” Bon ! Quand il ne vous a pas eu là-bas, Il vous attend à Valparaiso ! ... Valparaiso ! En a-t-on assez rêvé pourtant : la Vallée du Paradis ! On aurait pu s’y arrêter à l’aller, avant de remonter vers le nord.












-” On l’a fait peut-être, pour prendre des vivres , faire de l’eau, pour réparer ce qui a pu casser dans le passage du Horn... Y a-t-on fait escale en redescendant au sud ? - Probable : On ne s’embarque pas pour une si longue navigation, en plein hiver austral, on ne s’embarque pas sans refaire les pleins, sans charger les rafraîchissements, sans changer les espars et les cordages en mauvais état. À valparaiso, c’est bien vrai que les marins se croient au Paradis ! Les bistrots louches, les filles faciles ! Vous pensez, un voyage qui dure quinze semaines ! On le prépare, on se gorge !


-”Et c’est là que l’Autre vous attend encore ... Un coup de couteau lors d’une rixe, c’est si vite reçu ! Les fleurs qui s’épanouissent autour de ces ports, c’est tout fleurs vénéneuses. On a sa fiancée, oui. On garde sa photo contre son cœur, oui.


-”Mais il n’empêche : Des voyages de quinze semaines à s’accrocher aux étais et aux filières pour que les vagues ne vous jettent pas à la mer !












-” quinze semaines à boire son boujaron de tafia dans un poste d‘équipage qui empeste le tabac, le graillon, la sueur et le nitrate ! Quinze semaines à dormir dans des hamacs, bien heureux lorsque le roulis et e tangage vous permettent de sommeiller un peu, de récupérer des grandes fatigues ! Des fois douze heures sur le pont, à se battre avec la mer, à se battre avec les voiles, à se battre avec les drisses et les écoutes ! Et puis le froid ! On sait bien qu’on va le rencontrer, le froid, on le connaît, mais on ne s’y habitue pas. Comment s’y habituer ? Le froid qui vous coupe le visage, qui raidit vos doigts, qui vous coupe le souffle. Veille aux glaces ! Ces énormes glaces qui dérivent !


-” Avez-vous jamais entendu raconter les histoires des bateaux qui ont été pris par les glaces ? Vous a-t-on conté l’histoire de ce bateau, que les marins rencontrent parfois dans les parages de l’île Chiloé, entre les îles et le Terre-de-Feu ? Navire fantôme, gelé du haut en bas, et qui dérive ... Alors, oui, bien sûr, on l’aime, sa promise qui attend, on l’espère, dans les neiges de la Finlande , dans les vallées d’Allemagne, ou dans une plaine de Hongrie ... On ne l’oublie pas. Comment l’oublierait-on ? On n’a rien d’autre que son souvenir et on n’espère rien d’autre que la revoir !










-” Il n’empêche, Valparaiso, c’est aussi les filles, et cela se situe sur un autre plan ... Ce n’est pas la même chose ! Et le Cornu vous attend là aussi. Combien de fleurs d’amour se sont révélées empoisonnées ? Combien de baiser rageurs ont-ils conduits directement au cimetière, en haut de la colline de Valparaiso ? Qu’importe ! La mer aussi, la gueuse, elle vous prend, elle vous baise, elle vous tue. Qu’importe, il faut bien que l’on vive !


-” Il vous a raté, le Cornu ? Il vous guette un peu plus loin. Il est certain de vous avoir. En a-t-Il eu des navires entiers, et des meilleurs, perdus corps et biens, disparus dans les méandres des canaux de Biggle ou de Magellan ! Les plus grands cimetières de bateaux du monde! ... On en voit encore quelques carcasses, mais la plupart ont disparu, complètement.


“ Allons, le Port-Caledonia ne passera pas par les détroits : Impossible pour un quatre mâts-barque. Il faudrait être fou ! On n’aurait pas les largeurs pour louvoyer et pour tirer les bords. Dieu sait s’il faudrait en tirer, des bords, sous les éboulements des glaciers ... Le Capitaine Karlsonn fait un pied de nez à l’Autre. On passera le Horn !












-” On vous a raconté ... Vous savez ce que c’est que le Horn, avec un vent qui refuse ! Avec es montagnes d’eau qui s’abattent sur le navire, déferlent sur le pont, arrachent les écoutilles, brisent les mâts, surprennent le timonier, couchent le bateau ... Est-ce qu’il va se relever ? -”Allez, relève toi, Bon Dieu, relève-toi et je le jure : Tout ce que j’ai, je le donnerai aux pauvres, le jour de mon mariage au Temple du village ! “ -” Vas-tu te relever ?”


-” On vous a conté le regard mauvais des albatros qui planent dans les vents, vous fixent de leur œil méchant, vous menacent de leurs becs puissants, jaunes, crochus. Ils vous attendent, eux-aussi. Ils ont tout leur temps. Ils glissent sur une aile, puis disparaissent. Ils reviendront, soyez-en sûrs ! Combien de matelots, combien de Capitaines ont-ils disparu là, entre la Terre-de-Feu et l’Antarctique ! Le Malin, c’est là qu’il vous attend.


-” Eh bien, moi, je vous le dis, c’est là qu’il l’a pris, le Port-Caledonia. C’est là qu’il l’a saisi, pour ne pas le laisser échapper, cette fois.


-” une vague encore plus monstrueuse que les autres, bavant l’écume, crachant la rage vers le ciel, accourant du pôle sud, une vague ... Mais peut-on encore appeler ça une vague ?






-” Il en vient quelquefois, des furies comme ça. Nos maris, nos gars les ont aperçues. Bien rares sont ceux qui sont revenus pour le dire... Il est même possible qu’il n’y ait pas eu du tout de vent, ce jour-là .. L’océan semble plat, calme. Il respire profondément. On dirait qu’il dort. Et puis ça vous vient dessus sans prévenir. La vigie a juste le temps d’ouvrir la bouche, pas le temps d’articuler un son, un cri, un avertissement !


-” La vague les a saisis là, ceux du Port-Caledonia. Elle les a pris sur son dos. Elle a couru, couru ... Que c’est rien de le dire ! Et qu’en a-t-elle fait, je vous le demande ? Elle a traversé l’Atlantique le temps d’un respire, d’un seul élan ... Le Cornu était dedans !


-” Elle a jeté le bateau sur le rocher d’Antioche. Loin, tout ça ? Que sont les milles marins pour le Diable ? Et comme il n’était pas complètement brisé, comme les marins n’étaient pas encore noyés, le Diable ... Eh ! Il fallait bien que je finisse par le nommer !


-“ Le Diable s’est acharné. Il a fait souffler tous les vents, tonner tous les orages, courir tous les rouleaux dans les brisants. Il a tout secoué jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un vivant. Alors il a repris le navire, d’un seul coup. Il l’a remporté.






-” Vous n’avez jamais entendu parler de ces bateaux qui divaguent dans les étendues, démâtés, coques crevées ... Ces bateaux-fantômes ! Parfois on les aperçoit dans les brumes. On dirait qu’ils volent. Ils passent, e on ne les approche jamais.


-” Voilà comment le Port-Caledonia a disparu, mes amis ! Et voilà pourquoi il était apparu tout d’un coup, au moment où l’on entendait hurler le chien du bord, malgré la tempête ! Voilà pourquoi il a disparu d’un seul coup, sans que personne ne puisse en retrouver la trace.
Pensez ... Quelques vieux sacs vides, des cadavres, dont celui du chien, une vergue de dix huit mètres ...
Et les photos, les photos des fiancées, retrouvées avec les marques des dents de leurs promis !


-” Vingt trois corps ont été enterrés dans le cimetière de saint-denis, vingt trois dans la même tombe ! Le Pasteur est venu, le Consul de Finlande aussi. Il venait de la rochelle. Il s’appelait Monsieur Erich Morch. Le service funèbre a eu lieu le douze décembre ... On n’avait pas encore retrouvé les derniers corps !














-” Elle vous paraît bizarre, ma façon de raconter les choses ? Les ports et les côtes n’en manquent pas, pourtant, des histoires de ce genre et il faut bien y croire. Comment comprendre ? Et si vous ne croyez pas à ces histoires, à quoi pouvez-vous bien croire ? Je vous le dis, C’est Lui, c’est le Cornu. Je voudrais ne pas l’avoir nommé du tout. Je l’entends souffler la nuit, du côté de Chassiron, quand je vais faire la cueillette des simples ... Ah ! Il m’aura bien un jour, tout comme Il nous aura tous ! D’où viendra-t-il ? Comment viendra-t-il ? Il sort, les nuits d’ouragan comme celle-là. Il sort du feu de ses volcans !


-” Les marins du Port-Caledonia en ont aperçu, des volcans, tout au long de la cordillère du Chili ! Le Malin sort des flammes de la Terre-de-Feu. Il sort de je-ne-sais-où ... Mais il vient jusque là. Songez-y : Est-ce que la terre n’a jamais tremblé ici ? “
*




-”Il y eut un bruit sec : Le verre de la lampe avait claqué? Au-dehors, un éclair avait dû zébrer le ciel. On avait perçu sa clarté entre les fentes des planches, deux secondes à peine après le passage du rayon lumineux du phare? Aline alla chercher une chandelle. Au loin, entre les roulements de l’orage et les sifflements du vent, il semblait bien que l’on entendît un chien hurler ... Un chien !


-” La Mélie remettait son fichu. Une charrette passait, tardive. On entendait crisser les bandages de fer de ses roues. On entendait gémir les moyeux. On entendit hennir un cheval, longuement.


-” Allez, je vais rentrer chez moi. Je n’ai pas loin à aller...”




C’est moi qui lui ai ouvert la porte. Le carillon tinta de nouveau. Je l’entrebâillai juste ce qu’il faut, puis je m’arqueboutai pour refermer le battant.


-” Soir, Aline. On s’en va aussi. Tiens, verse-nous le dernier coup de blanc !
















-” Eh bien, Monsieur, c’est dur à dire, mais, la Mélie, on ne l’a jamais revue ! On a retrouvé une de ses chaussures ... On les connaissait bien, ses chaussures, toutes déformées. Il n’y avait aucun doute possible. On a retrouvé une de ses chaussures, celle du pied gauche. On a retrouvé son fichu noir, celui qu’elle mettait sur sa tête ... Vous savez où on les a retrouvés ?
Et c’est le Petit-Sifflet les a ramassées, roulées dans le varech, à la laisse de mare basse. Là où la plupart des corps s’échouent après chaque naufrage. Le Petit-Sifflet, il allait aux palourdes ce jour-là !


-”C’était il y a quelques années et depuis ... Depuis, Monsieur, tous les ans, le deux décembre, dans la nuit, on entend le vent, et on entend un chien qui hurle à la mort. Et, savez-vous encore ?


“ Quelques jours plus tard, de l’autre côté, dans l’île de Ré, un promeneur trouve une photographie sur la plage. Une photographie un peu jaunie, mais intacte ou presque. Elle représente un beau gars aux cheveux blonds. Et sur la photo, il y a des traces, comme si elle avait été serrées entre des dents. Allez-donc comprendre !


















-”Et savez-vous, Monsieur ? On avait tous entendu passer une charrette tirée par un cheval. Nous l’avions tous entendue quand la Mélie a eu fini de parler ! Eh bien ! ... A Saint-Denis, à cette époque-là, il n’y avait plus un seul cheval depuis déjà longtemps !










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1 commentaire:

Douglas W a dit…

Dear Michel,

Could you please contact me about your story of the Corvette "L'Alceme". You can find my email address on my web site at http://unimelb.academia.edu/DouglasWilkie

Thank you.