samedi 8 mars 2008

LES ABEILLES














Le “Gros Pierre” serait mourant. Certains m’ont dit, même, qu’il était mort !


La “Petite Sonnette”, celle qui sert le pain à la boulangerie, brune, visage en pomme d’api et des yeux d’aspic ... La “Petite Sonnette” raconte qu’il serait mort.
- “ Moi, on me l’a dit ! “


Il serait mort dans son pré, à la lisière de la forêt. On l’aurait retrouvé tombé de tout son long, le nez dans l’une de ses ruches dont il avait enlevé la hausse pour examiner les cadres et leur couvain.


_” Mais ce n’est pas vrai ! Il n’est pas mort. Vous pensez, le nez dans la ruche ! “


Le” Gros Pierre”, c’est un type ! Il est mon ami. Il porte un chapeau à larges bords, il a une moustache jaunie de tabac. Il ne fait pas très net, c’est entendu . Il vit seul et il a quatre vingts ans. Mais sa main gauche est ornée d’une chevalière d’or finement armoriée et, le dimanche, pour se rendre à l’office, il arbore une large lavallière ... Une lavallière, vous vous rendez compte ! Noire, un peu luisante ... bon !


Il vit dans la maison que lui ont léguée ses parents, au cœur du bourg. C’est une maison à étage, une maison bourgeoise.








Je n’en ai jamais visité que deux pièces : La cuisine, vaste, à cheminée immense. Il y avait encore un tournebroche qui n’avait pas tourné depuis le temps de Gustave Flaubert ... Deux chaises, dont une à rempailler, l’autre bancale. Une table de bois couverte de “je-ne-sais-quoi.” Le “Gros Pierre”, quand il voulait y poser sa tranche de jambon encore empaquetée, devait, du revers de la main, repousser les papiers épars qui avaient contenu du pâté ou de l’andouille. En les repoussant, il faisait chuter, à l’autre bout de la table, les coquilles vides et les pelures indéfinissables. Le chien guettait.


Le “Gros Pierre” avait des liens familiaux qui évoquaient des planteurs de Cuba, un huissier de justice, un percepteur, des propriétaires terriens ... Que sais-je encore ? ... En tous cas, il était le dernier d’une lignée, une lignée qui avait eu du bien, beaucoup de bien. Il paraît qu’il souffrait d’une malformation cardiaque. Il n’avait jamais travaillé, ce qui s’appelle travaillé. Ah ! Si ! Tous les samedis matins, mais seulement les samedis matins, c’était lui qui s’occupait du cadastre à la mairie. Pour le reste ... Eh bien il lui restait des lambeaux depropriétés, qu’il vendait l’un après l’autre, par petits morceaux. Mais c’était encore un notable, le “Gros Pierre”! Il assistait aux battages sur “ses” terres. On lui disait Monsieur.






La seconde pièce que j’ai connue, et encore n’ai-je jamais fait qu’y pointer le nez c’était une immense salle à manger.


La table était d’une longueur impressionnante, en bois des îles couleur de poussière. Poussière aussi, les petits tas de plumes mitées qui demeuraient, tristes trophées, au fond de demi-globes de verre pendus aux murs. On n’entrait jamais là. Il paraît qu’il y avait, au-delà, une salle de billard.


Dans une autre pièce, qui était une souillarde, étaient accumulés des matériels disparates : boule à griller le café, cage à oiseaux, vieilles pendules handicapées, bottes, cisailles, fusil de chasse... Le plafond s’était écroulé et, par une brèche béante, pendait la moitié d’un lit de fer, avec ses couvertures, l’autre moitié demeurant à l’étage.


Mais le “Gros Pierre” savait des tas de choses et, par-dessus tout, il aimait ses abeilles. Il avait des ruches dans son jardin. Il en avait aussi dans les près, tout proches des acacias.


Chez nous, on ne fait pas transhumer les ruches. Il y a suffisamment de fleurs pour ne pas transporter les colonies d'abeilles d'un endroit à un autre comme on peut le faire en Provence.






Il est vrai que c'est une belle image : Le "berger des abeilles", qui roule les ruches de la plaine à la vallée, de la vallée à la montagne. En Charente, le rucher est installé une fois pour toutes, suffisamment à l'ombre, suffisamment au soleil. On y perd en poésie quelque peu, j'en conviens.
On dispose souvent les ruches en lisière de forêt. Les abeilles affectionnent le trèfle, la luzerne, le sainfoin. Il ne faut donc pas les tenir trop éloignées des prairies. Elles font leur meilleur miel avec le pollen des fleurs d'acacia. Il faut donc que le rucher soit placé assez près des bois.


Il ne faudrait pas croire que l'apiculteur se contente d'attendre, pour, la saison venue, prélever ce que les hyménoptères laborieux auront amassé afin de nourrir leurs bébés.


Il faut surveiller les ruches, éloigner les prédateurs, éliminer les agents d'infection, veiller à ce que les réserves alimentaires soient suffisantes, les compléter éventuellement. Il faut, lors de l'essaimage, suivre le déplacement des colonies, assurer les captures, aménager les nouveaux logements. Il y a un moment pour mettre en place les hausses, installer les cadres gaufrés pour les nouveaux couvains. On choisit les nouveaux cadres sur le catalogue de Manufrance.






Il y a le moment de la récolte, où l'on enfume les ruches, où l'on sort les cadres. On place ces derniers dans une cantine métallique et on les emporte à la maison.


Aujourd'hui, on va centrifuger les cadres pour récolter le miel. Le Gros Pierre procède à cette opération dans l'entrée de la souillarde. C'est toute une cérémonie. Pensez donc, le miel, fruit de la transformation du nectar butiné dans les fleurs !
Le “Gros Pierre” a revêtu un peu de la majesté du druide ! Il a mis un ample tablier bleu, dont le plastron remonte jusque sous le cou. On pense à une chasuble. Il a chaussé des bottes, lacées en haut de leurs tiges pour que les insectes n'y pénètrent pas. Il a endossé une veste floue, pour ne pas être piqué à travers le tissu. Il porte des gants, lacés aux poignets. Je suis tout ému.




Sur la tête, il a juché un canotier de paille : Tout à fait idéal pour cette opération, le canotier ! _ Une rigidité suffisante, des bords assez larges mais point trop ! Une voilette de tulle est fixée tout autour du chapeau, elle protège le visage avant de rentrer dans le col de la chemise. Cet équipement qui fait un peu penser à celui d'un scaphandrier est tout à fait indispensable : Il protège des piqûres.












Dans la plupart des cas, une piqûre d'abeille, ce n'est rien, mais il arrive que certaines personnes soient allergiques et développent de très dangereux œdèmes. J'ai vu mon père au lit, la face incroyablement gonflée, les yeux boursouflés, les lèvres enflées. Le “Gros Pierre”, qui sait mon envie d'assister à l'extraction du miel, m'a revêtu de la tenue protectrice. Je pourrais me prendre pour un enfant de chœur desservant !


La cantine est là, de métal gris, bien close car, avec les cadres que l'on a prélevés dans les ruches, on n'a pas pu faire autrement, bien évidemment, que d'enfermer quelques abeilles. La cuve de l'extracteur est un cylindre métallique d'un mètre de haut, étamé. Le cylindre est perché verticalement, sur quatre pieds, bien stable. Au centre de la cuve se trouve un axe, auquel on fixera les cadres, l'un après l'autre. C'est moi qui aurai l'honneur de tourner la manivelle lorsque le couvercle de la centrifugeuse sera refermé ...






_”Pas trop vite ... Assez vite cependant ... Régulièrement !












A la main gauche, le “Gros Pierre” tient un soufflet muni d'une boîte dans laquelle brûle sans flamme un morceau de toile de sac, légèrement mouillée. Le soufflet se termine par un bec. Quand on l'actionne, il en sort un jet de fumée. Le “Gros Pierre”, bien sûr, m'en a envoyé un dans la figure : Âcre fumée jaunâtre, épaisse, qui brûle les yeux et vous fait tousser. Je recule. Je m'approche à nouveau : L'envie de participer au cérémonial est plus forte que ma crainte, plus puissante que la toux qui me plie en deux.


Voici le couvercle de la cantine ouvert, puis rapidement refermé. Le “Gros Pierre” a enfumé la cantine, ce qui engourdit les abeilles, paraît-il. Il a saisi trois ou quatre cadres de bois. Il y passe une balayette préparée à cette intention, pour en éliminer les quelques dizaines d'insectes qui s' accrochent.


_"Hum ! Le cadre n'est pas plein, me dit-il dès la première manipulation. Il me montre : Dans toute une partie de la gaufre de cire jaune, les alvéoles sont ouverts, vides ... Que s'est-il passé ?










_” Elles ont dû être dérangées par des teignes ou bien par des fourmis. Regarde, elles ont, ici, construit un rempart de propolis”. Il me montre l’endroit, et son ongle couleur de corne est d’une longueur invraisemblable ! Je ne sais pas ce que c’est que la teigne, mais je me gratte le cuir chevelu inconsciemment.
Le propolis, c'est une matière qui ressemble à du carton mâché Les abeilles le sécrètent pour boucher les trous ou pour protéger le couvain.


Très peu de cadres sont touchés, heureusement. Le “Gros Pierre” saisit un couteau à longue et large lame plate. Il le passe bien à plat sur la gaufre pour ôter les opercules des alvéoles.


_"Regarde, tu vois le miel ?"


J'approche mon nez. Le “Gros Pierre”, bien sûr, me colle le cadre dessus, mais c'est sans effet ou presque: La voilette m'a protégé. Pourtant, j'ai vu le miel : Il tremblote au fond des alvéoles hexagonaux.




Cadres fixés dans l'extracteur, couvercle fermé. Je tourne la manivelle, religieusement. Après quelques essais, j'ai trouvé la bonne vitesse et le bon rythme. Et ce parfum !




... Nous avons surtout du miel d'acacia cette année. Il est blond, clair et bien liquide : Un miel digne des dieux de l'Olympe !




Tout fier de mes connaissances récemment acquises je réponds du tac au tac :


_"Du miel de l'Hymette, n'est-ce pas ?"


_ "Il vaut le miel de l'Hymette. C'est celui que consommaient les dieux. C'est avec celui-là qu'ils faisaient l'hydromel dont s'enivrait Aphrodite, la déesse de l'amour ! Mais ne t'endors pas, tourne la manivelle !"


Le moment venu, je soulevais le couvercle de la centrifugeuse ... Ah ! Mes amis ! Cette odeur ! ... Et puis, moi qui ne mange du miel que très rarement, je cassais un morceau de gaufre et je mordais à belles dents dans la cire. Ah ! Mes amis, mes amis ! Le miel emplit la bouche, enduit la langue, le palais et les dents. Il s'écoule dans le gosier.


















C'est sirupeux, épais, un peu collant, c'est sucré, cela sent la fleur d'acacia, la fleur des prés, le jasmin, le mimosa ... Plus que la saveur, Monsieur, c'est l'odeur, que je retrouve encore, lorsque j'y pense ! La cire s'agglomère en boulettes sous vos dents, elle est malléable, un peu sableuse ...


Je vous le disais, la cérémonie de l'extraction, c'était à peu près la seule occasion pour moi de manger du miel à même les gâteaux de cire. Je crois bien que, depuis ce temps-là, cela ne m’est plus jamais arrivé.
Ah ! Les parfums de l’enfance !




Le “Gros Pierre” est mort depuis longtemps. Les ruchers ont disparu. J'ai conservé les odeurs et les saveurs en mémoire, plein les narines encore, et plein les papilles ! Et puis, le miel, quand on le verse dans les bocaux de verre ... Plus limpide, plus beau que l'ambre, plus beau que la topaze ... De l'or ! De l'or, vous dis-je ... De l'or liquide, tel qu'il coulait autrefois dans les ruisseaux du Paradis Terrestre ... A y tremper les doigts !














Eh bien c’était vrai : Le “Gros Pierre”, il est mort comme ça, d’un coup, le nez dans sa ruche, et les abeilles avaient porté son âme jusqu’au ciel, dans une gloire d’ailes dorées et dans une musique irréelle. On dit qu’elles l’ont conduit jusqu’aux îles de lumière. On dit que là-bas on rencontre parfois un vieux monsieur qui porte un chapeau à larges bords et une cravate lavallière ...


Dans le sable, tout près des acacias, j’ai ramassé un petit morceau de planche délavée, déchiquetée. Il y eut, là, une ruche et, plus loin, voici un bassin de tôle étamée : l’abreuvoir des abeilles !

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